En fin de matinée, samedi dernier, la réalisatrice-productrice de films indépendant Ma Aeint, 37 ans, reçoit un coup de fil : quelqu’un a besoin d’une aide financière urgente. Le genre d’appel devenu quasi-quotidien en Birmanie pour tous ceux qui s’en sortent un peu mieux que les autres, sollicités de toutes parts pour aider la famille, les amis, les voisins à survivre en ces temps de terrible crise économique, qui a vu basculer des millions de gens dans l’extrême pauvreté. «C’était sans doute un piège», estime aujourd’hui avec le recul son compagnon.
Toujours prête à aider, Ma Aeint sort de sa maison, située dans un quartier central de Rangoun, vers midi. Comme dans beaucoup de familles birmanes, il y a désormais un code, quand on sort : Ma Aeint est censée donner des signes de vie toutes les heures. Mais dès la première vérification, à 13 heures, impossible de la joindre. Depuis, le trou noir. Un coup de fil officiel le soir au domicile de ses grands-parents : Ma Aeint est détenue par les forces de sécurité. Aucun détail, aucun motif n’est donné.
Interrogatoires
Depuis, ses proches remuent ciel et terre pour essayer de la localiser. Elle serait dans «un centre d’interrogatoire» de la junte militaire. Il y en a cinq, officiellement, à Rangoun, sans compter les centres clandestins. Pour l’instant pas de traces d’elle dans les centres connus. «ça n’est pas très bon signe», s’inquiète son compagnon. Une semaine après son arrestation, aucun chef d’inculpation n’a été prononcé, ce qui porte à croire qu’elle serait toujours victime de conditions très dures d’interrogatoire.
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Sur les quelque 6 000 personnes détenues depuis le début du mouvement de désobéissance civile, des dizaines au moins ont été retrouvées mortes, tabassées à mort, leurs corps souvent recousus, ce qui alimente les rumeurs de trafic d’organes. Des jeunes femmes affirment avoir été violées. Dans de nombreux cas, la famille a été informée de la mort, mais les militaires n’ont pas rendu le corps.
«Ma Aeint se distingue par une détermination hors du commun, souligne Séverine Wemaere organisatrice du festival de cinéma Memory ! organisé à Rangoun chaque année. Elle porte haut les couleurs de son pays, en faisant découvrir le cinéma birman au monde.» Sans éducation formelle, la réalisatrice-productrice s’est formée sur le tas. Son long-métrage L’Argent a quatre jambes a été projeté dans plusieurs festivals internationaux. Un appel à sa libération a été signé par des représentants des festivals de Cannes, Berlin et Venise.
Sous les balles
La réalisatrice fait partie des nombreux artistes engagés qui ont été arrêtés au cours du mouvement de résistance civile contre la junte militaire birmane, démarré il y a plus de quatre mois. Des professionnels du cinéma comme le célèbre acteur-producteur Lu Min ou la réalisatrice Christina Kyi mais aussi des musiciens, des écrivains… et surtout, des poètes. Au moins quatre sont morts sous les balles de police, une trentaine d’autres ont été arrêtés. Des chiffres qui viennent rappeler combien l’antique tradition de la poésie birmane est toujours vivante et au cœur des mouvements sociaux.
Le premier d’entre eux, K Za Win, abattu d’une balle dans la tête lors d’une manifestation à Monywa le 3 mars, était un ancien moine. Son activisme politique et environnemental lui avait valu un séjour en prison en 2015, période pendant laquelle il s’était obligé à écrire sa poésie dans sa tête, habitude dont il avait tiré un style dépouillé et incisif. Dans les jours qui ont suivi le coup d’état, il avait publié un poème intitulé Révolution, bien connu des militants de Monywa, qui finissait sur ces vers : «L’aube viendra /C’est le devoir des audacieux /de conquérir l’ombre et de faire advenir la lumière.»
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Après sa mort, lors de sa cérémonie de crémation, son ami le pâtissier et poète, Khet Thi, a lu ces vers, devenus célèbres dans toute la Birmanie : «Ils ont visé la tête /Ils ne savent pas que la Révolution est dans le cœur.» Quelques semaines plus tard Ko Thet Thi était lui-même arrêté puis battu à mort. A sa femme, qui a pu récupérer son corps après des démarches acharnées, les autorités affirment que le poète a succombé à un «arrêt cardiaque», mais elle dénonce «d’horribles blessures à la tête et de grossiers points de suture à la poitrine». Des blessures mortelles déjà constatées sur d’autres victimes, comme des élus de la Ligue nationale pour la démocratie (LND).
Selon U Yee Mon, un poète politicien membre du CRPH, comité de députés élus en exil : «La poésie birmane n’a jamais été nombriliste, c’est un art populaire, engagé. La rébellion est dans le sang des poètes.» En attendant, les familles des artistes attendent fiévreusement la libération de leurs proches. Ou, à défaut, des informations.