«Ghosn s’est déshonoré.» En étant absent au procès qui devait être d’abord le sien, en ayant fui la justice japonaise, Carlos Ghosn, ex-PDG de Renault-Nissan qui crie au complot urbi et orbi depuis son refuge au Liban, «s’est couvert de honte», lance le témoin Hari Nada. Ce juriste entré chez Nissan en 1990 est l’un de ceux qui ont livré aux procureurs japonais une partie des éléments qui ont conduit à l’arrestation, puis à l’inculpation de Ghosn pour diverses malversations financières, il y a plus de deux ans. Le grand patron déchu est soupçonné par la justice japonaise d’avoir dissimulé aux actionnaires de Nissan une bonne partie de ses énormes émoluments sous forme de revenus différés. En se sauvant du Japon fin 2019, l’ex-star des patrons «n’a montré que mépris envers le tribunal, mépris envers l’entreprise Nissan, mépris envers le Japon, mépris envers Greg Kelly», lâche Nada. Kelly, c’est le coaccusé, interpellé le 19 novembre 2018 en même temps que Ghosn, et il est assis seul au tribunal sur le banc des accusés. Il est soupçonné d’avoir participé à des montages financiers pour masquer des salaires promis à Carlos Ghosn.
Pendant des années, Nada s’est tu, mais il était «convaincu depuis longtemps des nombreuses fautes commises par son patron». Et pour cause, à l’en croire, c’est à lui que revenait l’exécution de la sale besogne, sur instructions de Kelly. «Pourquoi n’avez-vous rien dit sur ces opérations que vous jugiez illégales ?» questionne l’avocat de Nissan. «Parce que je n’avais personne à qui le dire : à Ghosn lui-même ? Irréaliste. Idem pour tous les membres du conseil d’administration. Ils étaient tous des Ghosn-children, ils avaient tous un par un été nommés par Ghosn. Même quand il n’a plus été directeur général de la société [à partir de début 2017, ndlr], il en était encore président et avait la haute main sur la situation de ces administrateurs. Tous lui faisaient confiance. Il était en outre le PDG du plus gros actionnaire de Nissan [Renault].»
«Les cochons grossissent, les porcs se font abattre»
Parler contre Ghosn, c’était, selon lui, signer «la fin de sa carrière chez Nissan, soit en étant muté à un sous-poste d’une filiale dont Ghosn n’avait rien à faire, soit en étant poussé au départ par des conditions insupportables». C’est arrivé à plein d’autres, raconte Nada, et de citer trois exemples de personnes éjectées, dont un directeur des affaires juridiques et un comptable trop curieux, rigoureux et droit. Hari Nada, qui supportait de moins en moins d’être embringué dans des magouilles visant à trouver un moyen de payer Ghosn à la hauteur de ses attentes sans déclaration aux actionnaires, a fini, dit-il, par trouver une voie de sortie, une oreille attentive, en avril-mai 2018. Et tout s’est enchaîné : avocat, déposition auprès des procureurs, enquête interne chez Nissan, pacte avec les enquêteurs pour que lui-même ne soit pas poursuivi en vertu d’une récente loi.
Nada a comparu depuis le mois de janvier, le plus souvent debout, face à trois juges, trois ou quatre procureurs, Kelly et ses avocats ainsi qu’un représentant de Nissan et ses défenseurs. Il s’est parfois agacé des questions tortueuses de l’avocat de Kelly, souvent repris par le principal magistrat ou visé par des objections de l’avocat de Nissan. Contrairement à Kelly, l’entreprise, accusée en tant que personne morale, reconnaît les faits. Les défenseurs du groupe sont donc des alliés des procureurs bien qu’assis du même côté que Kelly. Lui, ne pipe pas mot. Il prend des notes, reste impassible, mais reçoit des coups depuis que Nada parle. Les précédents témoins (Toshiaki Ohnuma, autre lanceur d’alerte notamment) l’avaient plutôt épargné, parce qu’ils avaient plus affaire à Ghosn, parfois au point de se faire virer à force de lui tenir tête. Mais Nada, lui, était en contact fréquent avec Kelly. Un Kelly qui a souvent employé au sujet de Ghosn et de son rapport à l’argent une expression laissant supposer qu’il n’était pas dupe : «Pigs get fat, hogs get slaughtered», littéralement «les cochons grossissent, les porcs se font abattre», c’est-à-dire «trop d’appétit tue».
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Nada dit avoir longtemps considéré Kelly «comme un mentor, comme un modèle à maints égards», parce qu’il avait été son prédécesseur aux mêmes fonctions. «Il était gentil avec moi et je ne lui veux aucun mal», assure Nada. Mais il ajoute : «A un moment, à un endroit, il a cessé de penser aux intérêts de l’entreprise, ou bien a commencé à confondre les intérêts de Ghosn avec ceux de Nissan. Je ne pouvais plus faire ce chemin avec lui.» Et quand l’avocat de Nissan lui demande ce qu’il souhaite de Kelly, Nada marque un long silence, avant de répondre : «Il n’avait plus qu’une obsession, il me l’a répété encore, encore, encore et encore : «Je suis là pour que Ghosn soit payé.» Mes souhaits ont toujours été les mêmes depuis le début : que Kelly dise la vérité.»