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Décryptage

Droits de douane : les menaces sur la dette américaine, l’argument massue qui explique en partie la «pause» décrétée par Donald Trump

Les analystes estiment que la vente éclair de bons du Trésor américain ces derniers jours a pesé très lourd dans la décision du président américain de suspendre sa guerre commerciale pour trois mois. «Libé» décrypte les raisons de ce recul.
Donald Trump, à Washington, mercredi 9 avril 2025. (Saul Loeb/AFP)
publié le 10 avril 2025 à 18h13

En «on» ou en «off», ils sont très nombreux à avoir réclamé ce virage à 180 degrés. Sénateurs républicains, milliardaires, économistes ou lobbyistes, un paquet de voix se sont élevées aux Etats-Unis pour pointer les risques que faisait peser la guerre commerciale décrétée par Donald Trump sur l’économie américaine en général et sur le marché de la dette publique américaine en particulier. Au point de le faire reculer mercredi 9 avril. «C’est la vente éclair de bons du Trésor américain ces derniers jours qui a finalement poussé Donald Trump à reculer sur sa stratégie commerciale», affirme ainsi Ipek Ozkardeskaya, analyste chez Swissquote Bank, évoquant une «ligne rouge» franchie, «une pression telle qu’elle est devenue insupportable – même pour Trump». «Je surveillais le marché des obligations», a lui-même reconnu le président américain, ajoutant avoir constaté en personne que ses surtaxes douanières «effrayaient un peu» les investisseurs. Explications.

De quoi parle-t-on ?

Du marché des obligations, où s’échangent ces emprunts effectués par un pays ou un autre, sur un horizon de remboursement qui peut aller jusqu’à trente ans. Plus les obligations d’un pays sont recherchées par les investisseurs, plus leur taux d’intérêt va baisser. Ils cherchent en revanche à être mieux rémunérés lorsqu’ils jugent la dette d’un Etat plus risquée, ce qui fait monter le taux des obligations, appelé aussi «rendement».

Les bons du Trésor américain ont enregistré de grands mouvements dans les deux sens depuis l’annonce le mercredi 2 avril de l’offensive protectionniste de la Maison Blanche. Ils ont d’abord été plébiscités en pleine débâcle boursière, offrant la sécurité d’un rendement garanti pour les investisseurs.

«Lors de telles périodes, il est courant que les investisseurs vendent des actions et achètent des obligations d’Etat, considérées comme des actifs refuges», explique Hal Cook, analyste chez Hargreaves Lansdown. Les taux ont donc logiquement baissé les premiers jours, le rendement de l’emprunt public américain à dix ans tombant jusqu’à 3,88 % le 4 avril, et jusqu’à 4,30 % pour celui à trente ans.

Mais ces derniers jours, le mouvement s’était inversé, les investisseurs se débarrassant au contraire de leurs emprunts publics américains. Le rendement du même emprunt à dix ans a ainsi remonté mercredi jusqu’à près de 4,5 %, une hausse extrêmement forte, et surprenante quand les investisseurs cherchent des couvertures contre le risque. Le taux à trente ans, lui, a même dépassé les 4,9 % mercredi.

Pourquoi cette forte remontée ?

L’une des explications avancées par les analystes est celle de l’abandon de positions, les investisseurs vendant des obligations pour essuyer leurs pertes sur d’autres marchés. Les emprunts publics s’imposent comme premier choix de délestage «étant typiquement l’actif le plus liquide», c’est-à-dire le plus facile à vendre rapidement, «que détiennent les grands investisseurs», note Hal Cook. Mais il juge également «possible que l’incertitude concernant la future politique commerciale et de dépenses des États-Unis soit également une partie de la raison» de la fuite des investisseurs.

Le spectre d’une récession américaine, en conséquence des droits de douane, vient aussi influencer la situation : les taux d’emprunts longs, comme les obligations à échéance dix ou trente ans, dépendent «des perspectives de croissance et d’inflation», affirme Aurélien Buffault, gérant obligataire de Delubac AM.

Les taux d’intérêt à court terme (pour les emprunts d’échéance deux ans ou moins) sont, eux, liés aux anticipations de baisse ou de hausse de taux de la Banque centrale américaine (Fed). Mais difficile aujourd’hui de prédire si la Fed va augmenter ses taux en raison du risque d’inflation lié aux droits de douane, ou les baisser en raison du risque de ralentissement économique dû à ces mêmes droits de douane.

Qu’est-ce que cela signifie ?

Après la volte-face de Donald Trump mercredi, le taux d’emprunt américain à dix ans a une nouvelle fois changé de direction : il est cette fois retombé autour des 4,3 %. Mais pour plusieurs analystes, il y a une remise en question du statut traditionnel des titres de dette américaine comme valeur refuge en temps de crise.

A l’heure où les experts économiques s’interrogent sur les vraies intentions de Donald Trump dans sa guerre commerciale, «le marché a perdu confiance dans les actifs américains», qu’il «vend activement», juge même George Saravelos, de la Deutsche Bank. Le ministre des Finances américain, Scott Bessent, a affirmé mercredi sur Fox Business que la tension des taux obligataires était certes «inconfortable», mais n’avait «rien de systémique».

Phénomène technique et temporaire ou «vote de défiance plus large envers la dette souveraine américaine» ? Pour Stephen Innes, de SPI AM, «peu importe» car la conclusion reste la même : l’ancien mode de fonctionnement consistant à acheter du dollar et des obligations en temps de crise «ne fonctionne plus».