Il y a les mots qui se succèdent en une : «bourreau», «crimes», «massacre», «terrorisme», «enfer». Et les photos, parfois les dessins, qui occupent toute la page pour montrer l’horreur : des corps enveloppés dans des draps, une femme qui pleure, un homme qui hurle son désespoir avec sa chemise blanche tachée de sang. Et les bouleversants cadavres des «enfants d’Assad», tués dans une attaque chimique en avril 2017 à Khan Cheikhoun.
Depuis cinquante ans, Libération a couvert sans relâche la Syrie, et les exactions orchestrées par ses dirigeants. Hafez al-Assad d’abord, qui a pris le pouvoir après un coup d’Etat en 1970, puis son fils, Bachar. «Tel père, quel fils ?», interroge la une du 12 juin 2000, à l’heure de la succession. Envoyé spécial à Kardaha, fief familial des Assad, Pierre Haski décrit comment des hommes en noir se frappent la poitrine, jusqu’au sang et à l’évanouissement, lors de l’inhumation de Hafez.
Vingt ans plus tôt, Libération avait déjà publié deux articles mettant en cause le pouvoir de Damas. Le 1er mars 1982, dans un reportage stupéfiant, le journaliste Charles Baupt raconte comment il a réussi à rejoindre – et a failli ne pas en repartir – Hama, la ville où a éclaté le 3 février une révolte menée par les Frères musulmans. Hama est bouclé, il s’y infiltre grâce à un chauffeur arménien qu’il vient de rencontrer. Il décrit un quartier insurgé : «Nous allons de maison en maison. Au-dessus de nous, un hélicoptère invisible. Des familles en larmes, des cadavres traînés par les pieds ou portés sur les épaules, des corps qui se consument dans une odeur terrible, des enfants en sang qui courent en traversant la rue.» Pour quitter Hama, quelques heures avant que le régime ne la reprenne totalement, Charles Baupt se rend à des «panthères roses», les hommes de Rifaat al-Assad, frère de Hafez. Il est emmené dans une Dodge, couché sur le ventre, «pistolet planté sur la nuque». Il sera libéré quelques heures plus tard. Il n’y a, encore aujourd’hui, aucun bilan vérifié de la répression du soulèvement de Hama. Dix mille morts est un minimum. A la une, Libé dénonce une «Saint-Barthélémy à la syrienne».
Trois jours plus tôt, le 26 février, le journal avait déjà publié une autre exclusivité, une enquête cette fois, sur la responsabilité de Damas et de ses services de renseignement dans l’assassinat de Louis Delamare, l’ambassadeur de France au Liban, mitraillé dans sa voiture. Dans son édito, Serge July s’en prend au silence du gouvernement français et de la majorité des médias : «“La France est en délicatesse avec la Syrie à la suite de l’assassinat de Louis Delamare”, dit-on en privé à l’Elysée. Tout le monde opine du bonnet et change aimablement de sujet.»
La couverture de la situation syrienne ne faiblira pas mais elle s’accentuera encore à partir du printemps 2011 et des soulèvements arabes. Le 17 juin, Marc Semo, chef du service Etranger, parvient à pénétrer dans le nord du pays. Il raconte ces milliers de civils qui, déjà, s’amassent à la frontière turque, fuyant la répression mais hésitant à passer en Turquie et à devenir des réfugiés. Plusieurs reporters du service, ainsi que des pigistes, se consacrent alors quasi-exclusivement à la couverture de la Syrie. Les reportages se multiplient, à Homs, dans les provinces d’Idlib, d’Alep, et partout où ils arrivent à s’immiscer. Ils observent la mue de cette révolution qui se transforme en lutte armée, avant que bientôt, les jihadistes ne la phagocytent. Ils tâchent aussi de documenter les massacres, les bombardements sur les civils, l’utilisation d’armes chimiques. La reprise sanglante des quartiers Est d’Alep à la fin 2016 fait l’objet de plusieurs unes en quelques semaines, dont celle du 14 décembre, seulement barrée d’un «Ci-gît Alep» sur fond blanc, sans photo.
A mesure que le conflit dure, que les forces d’Assad regagnent du terrain, que l’Etat islamique prospère, se rendre dans le pays devient de plus en plus compliqué et dangereux. Le 11 mars 2016, Libération laisse ses pages à des journalistes, intellectuels et artistes syriens sur une initiative de l’ONG Human Rights Watch, pour qu’ils racontent eux-mêmes leur guerre, leurs analyses, leurs réflexions. Leur pays, en somme, même s’ils se sont exilés. C’est le Libé des Syriens.
La direction artistique du journal, faute de pouvoir régulièrement envoyer des photographes, s’adapte. Le 19 mars 2018, c’est le dessinateur David Ortsman qui illustre, avec pudeur, une enquête sur les «viols en Syrie, une arme d’Etat», basée sur des témoignages d’officiers du régime. Le 13 août de la même année, le Syrien Najah Albukai dessine en une et sur cinq pages les tortures qu’il a subies durant un an dans des geôles où il était chargé de récupérer les cadavres des suppliciés et de les charger dans des camionnettes. Il n’a eu qu’à piocher dans les centaines de dessins entassés sur ses étagères, là où il rangeait «ses cauchemars».