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En Algérie, le journal francophone «Liberté» disparaît du paysage médiatique

Le Hirak, un printemps algériendossier
Né en pleine guerre civile algérienne, le quotidien francophone est dissous par son principal propriétaire, l’homme d’affaires Issad Rebrab. Un coup dur pour les journalistes, qui peinent à expliquer les réelles motivations de la fermeture d’un fleuron de la presse indépendante.
La disparition de «Liberté», fondé en 1992 pendant la «décennie noire», est vue par certains observateurs comme l'extinction d’une des dernières voix critiques du pouvoir algérien. (AFP)
publié le 14 avril 2022 à 10h28

La fin d’une époque en Algérie. Ce jeudi, le dernier numéro du quotidien francophone Liberté paraîtra dans les kiosques. A sa une, un simple «Merci et au revoir» y sera inscrit. Son propriétaire, l’homme d’affaires Issad Rebrab, a décidé de le liquider. Officiellement, le milliardaire avance des raisons financières. «La situation financière du journal n’est pas inquiétante», assure de son côté à Libération le directeur de la rédaction, Hassane Ouali.

Première fortune privée du pays et actionnaire majoritaire du quotidien, Issad Rebrab a décidé de se séparer du journal sans raison apparente. Plusieurs hypothèses sont évoquées. Une source à Alger parle d’un «sabotage». Le propriétaire de Cevital (premier conglomérat du pays) souhaiterait plutôt se retirer de la vie publique et des affaires, avancent d’autres observateurs. La possibilité de pressions politiques est également avancée. «En Algérie, tout le monde subit des pressions politiques», glisse un observateur. Dans ses Chroniques d’une ambassade à Alger, l’ancien ambassadeur Xavier Driencourt rapporte que l’homme d’affaires, «las de subir des pressions répétées», se serait résolu en juillet à vendre le titre. Une décision à laquelle le ministre de l’Information se serait opposé.

En 2016, le rachat par le milliardaire d’El Khabar, deuxième quotidien arabophone du pays, avait déjà provoqué des tensions avec les autorités du pays. «Aujourd’hui, on a l’impression qu’on veut tout museler, tout contrôler», déplorait alors Issad Rebrab au Monde. Condamné en janvier 2020 à dix-huit mois de prison, dont six mois ferme pour des infractions fiscales, le magnat de 77 ans aurait été profondément marqué par ses huit mois de détention préventive en 2019. «A sa sortie de prison, il a commencé, comme un patriarche inquiet de l’avenir de ses enfants, à planifier son départ à la retraite», témoigne un journaliste l’ayant connu auprès du Point.

«Valeurs de progrès, d’émancipation»

A Alger, l’arrêt du quotidien est vu comme une page qui se tourne, l’extinction d’une des dernières voix critiques du pouvoir algérien. «C’est un coup dur pour une société algérienne qui espérait plus d’ouverture, de modernité», dit Hassane Ouali. La disparition de Liberté «serait une immense perte pour le pluralisme médiatique, un coup dur pour les acquis démocratiques arrachés de haute lutte et de sacrifices», s’alarment également dans les colonnes du journal des intellectuels, artistes et universitaires du pays, dont les écrivains Yasmina Khadra, Boualem Sansal et Kamel Daoud. «Ce journal défend le caractère républicain de l’Algérie, face à l’intégrisme islamiste. Il défend les valeurs de progrès, d’émancipation, d’universalisme», ajoute Hassane Ouali.

L’histoire de Liberté se confond avec celle de l’Algérie contemporaine. Le titre est créé en juin 1992 par trois journalistes – Ahmed Fattani, Hacène Ouandjeli et Ali Ouafek – associés à Isaad Rebrab. Depuis la fin des années 80, l’Algérie est alors en proie à des émeutes violentes. L’annulation de la victoire des islamistes aux élections législatives de décembre 1992 met le feu aux poudres. Le pays s’embrase et s’enfonce dans la guerre civile. C’est le début de la «décennie noire». Plusieurs dizaines de milliers de civils furent tués. Deux journalistes du quotidien ont d’ailleurs payé de leur vie leur appartenance au journal : Hamid Mahiout et Zineddine Aliou Salah, tous deux assassinés en 1995.

Durant cette période, Liberté devient un pôle de résistance face à l’intégrisme islamiste. «Depuis sa fondation, le journal a été viscéralement attaché à son indépendance, explique Hassane Ouali. Il a joué un rôle de vigie de la société, de contre-pouvoir. Et a toujours été aux avant-postes pour défendre la liberté, l’égalité, la citoyenneté.»

«Pressions interminables»

Très populaire et connu notamment pour les caricatures mordantes de son dessinateur Dilem, le titre emploie une cinquantaine de journalistes et tire à près de 50 000 exemplaires par jour. Durant le Hirak (le «mouvement»), plusieurs journalistes du quotidien ont été arrêtés, dont Rabah Karèche, correspondant du journal à Tamanrasset ou Mohamed Mouloudj. Sa fermeture signe-t-elle la victoire du pouvoir algérien ?

Hassane Ouali n’y croit pas. Mais l’hypothèse reste en suspens. «L’issue choisie par le propriétaire de Liberté de fermer le journal est-elle le résultat des pressions interminables qui se sont exercées au plus haut niveau ces derniers mois contre sa ligne éditoriale ?» s’interrogeait ainsi Reporters sans frontières (RSF) début avril. «Je ne vois aucune raison valable à cette fermeture», soupire de son côté la source déjà citée.