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Dans l'œil de Libé

«Kensigton Blues», les visages de l’addiction

Le photographe Jeffrey Stockbridge arpente depuis quinze ans l’avenue au nord de Philadelphie, où se sont développés tous les trafics : cocaïne, crack, héroïne, fentanyl, xylazine, etc.
Teri, au croisement entre l'avenue Kensington et la rue Somerset, en 2009. "Je viens d'une famille d'alcooliques et je me drogue depuis l'âge de, mon Dieu, je ne sais même pas 12, 13 ans. J'ai commencé avec de l'herbe et je me suis mise à l'héroïne quand j'avais 18 ans. Je suis venu ici, ça m'a botté, et ce quartier a fini par devenir ma maison. " (Jeffrey Stockbridge)
par Tess Raimbeau et photos Jeffrey Stockbridge
publié le 25 juin 2023 à 16h49

«En travaillant avec une chambre 4x5, j’ai choisi un processus photographique tellement fastidieux qu’il m’aide à ralentir le tempo si rapide de la vie le long de l’avenue.». Cette avenue, évoquée par le photographe Jeffrey Stockbridge, c’est Kensington Ave, épicentre de tous les trafics de la ville de Philadelphie – voire de l’ensemble de la côte est américaine. Un temps quartier ouvrier, ces quelques rues au nord de la capitale de Pennsylvanie sont depuis la désindustrialisation traversées par toutes les nuances de trips chimiques que les labos, artisanaux ou légaux, peuvent produire : cocaïne, crack, héroïne, fentanyl, xylazine, etc.

Jeffrey Stockbridge l’arpente depuis quinze ans, appareil argentique à ses côtés, parfois une chambre photo, parfois un moyen format. En 2008, il y est introduit alors qu’il documente le quotidien de jeunes prostituées, et élargit son champ à tous les «addicts» qui sillonnent le quartier. Rapidement, il comprend que la pellicule n’est pas suffisante pour transmettre l’intensité des rencontres qui s’opèrent. Il se munit d’un magnétophone, enregistre des récits de vie, matière crue et précieuse, toujours unique mais dans lesquels certains dénominateurs communs apparaissent : précarité, mal-logement, parents alcooliques ou maltraitants. Mais surtout, et c’est le plus terrible, nombreux sont les accros qui se sont vu prescrire des opiacés par des médecins. L’addiction s’installe, entraînant le passage à des drogues plus puissantes, moins chères, plus dangereuses.

«Je ne peux pas être avec lui parce que je me drogue, mais je me drogue parce que je ne peux pas être avec lui», lui confie Mary en 2009, à propos de son fils. Wilfredo, en 2010 : «Pour tout, pour faire l’amour, pour manger, pour sortir, tu dois avoir la dope dans ton système. Si tu ne l’as pas, tu es malade. C’est ça être un esclave.» Ces visages et ces paroles, Jeffrey Stockbridge les a regroupés dans un livre d’une force rare paru en 2017, Kensington Blues. Depuis, il retourne parfois à cet endroit qui lui colle à la peau, toujours un tube de Narcan dans la poche pour intervenir lui-même en cas d’overdose. Il documente l’évolution du quartier, retrouve des visages connus, observe avec douleur les nouvelles drogues qui y déferlent et le manque d’implication des pouvoirs publics.

Pour Libération, il s’y est rendu début mai, livrant aux côtés de notre journaliste un reportage glaçant sur l’intensité de l’épidémie. Photographiant avec une grande délicatesse, il donne des visages, des noms et des histoires à ce qui n’est que statistique. Le sens de son travail ? «Offrir une voix à ceux qui ont beaucoup à dire mais à qui on donne rarement la parole. Nous avons beaucoup à apprendre d’eux.»

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