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Libération
Reportage

En Tunisie, une bien timide «Journée de la colère»

Les deux principaux courants d’opposition au président tunisien, Kaïs Saïed, ont tenté jeudi de faire une démonstration de force lors de manifestations jeudi 5 octobre peu suivies et ont surtout apporté la preuve de leurs divisions et d’un manque de mobilisation dans la société.
Chaïma Issa (à gauche) est venue saluer les militants. L’ancienne détenue politique, libérée en juillet, est sous le coup d'une «interdiction de se rendre dans l’espace public» depuis sa sortie de prison. (Fethi Belaid/AFP)
publié le 6 octobre 2023 à 7h46

Tee-shirt à la gloire de son fils sur le dos, Ezzeddine Hazgui range soigneusement sa brosse à dent dans la salle de presse de réunion, au siège du parti Al Joumhouri (gauche), en centre-ville. Il est 10 heures ce jeudi 5 octobre, la Journée de la colère commence sous le sceau d’une bonne hygiène et préparation physique. Le militant historique de gauche a appelé deux jours plus tôt à cet événement pour soutenir son fils, Jawhar Ben Mbarek, détenu depuis le 24 février pour «complot contre la sûreté de l’Etat». Il est en grève de la faim illimitée depuis le 26 septembre pour dénoncer une arrestation arbitraire.

Il a été aussitôt suivi par une partie de la soixantaine de détenus politiques risquant la peine de mort, dont Rached Ghannouchi. Le chef historique du mouvement islamiste de 82 ans, arrêté le 17 avril dans le cadre du même dossier, s’est privé de nourriture pendant trois jours. Le geste a fait boule de neige : de nombreux opposants tunisiens, à l’intérieur comme à l’extérieur du pays, se sont mis en grève de la faim, en solidarité. «Pour renverser ce putschiste [le président tunisien Kaïs Saïed, qui a réalisé un auto coup d’Etat le 25 juillet 2021, ndlr], il faut des méthodes innovantes, par la grève de la faim et par ce premier cri de colère que nous poussons», détaille Ezzeddine Hazgui. Si on se fie à la multiplication des grévistes de la faim qui se relaient au siège de Al Joumhouri, c’est un succès pour le premier point. Le cri de colère reste, lui, encore bien timide.

Peu d’influence

En fin d’après-midi, ils ne sont qu’une petite cinquantaine à descendre dans la rue en chantant l’hymne national et en exigeant «la liberté» et en disant «non à la justice imposée d’en haut». Le petit cortège a enchaîné les discours devant des clients du café du bas d’un immeuble, totalement indifférents, et des voitures garées sur le parking d’en face. Les cadres politiques présents ont bien tenté de minimiser l’importance du peu d’affluence : «Cette journée, c’est pour informer la population que nous, l’opposition, sommes unis. Le temps des grandes manifestations viendra plus tard», affirmait ainsi Belgacem Hassen, membre du bureau exécutif d’Ennahdha.

Le petit frisson d’interdit a eu lieu en milieu de journée quand Chaïma Issa est venue saluer les militants. L’ancienne détenue politique, libérée en juillet, est sous le coup d’une «interdiction de se rendre dans l’espace public» depuis sa sortie de prison. Une sanction totalement illégale selon ses avocats. «Depuis trois mois, je suis sortie deux fois pour aller chez le médecin, une fois chez mon père pour Mouled [fête de la naissance du prophète, ndlr] et la dernière fois, mardi, pour me présenter devant le tribunal militaire [elle est poursuivie pour incitation à la désobéissance dans l’armée]. Je ne sais pas si ma venue aujourd’hui sera retenue contre moi, mais j’ai décidé de me battre pour mes droits», revendique Chaïma Issa.

«Pas laisser passer ça»

Wissem Sghaier, porte-parole de Al Joumhouri, voit dans cette journée l’accomplissement d’une première étape majeure, encore impensable il y a quelques semaines : «Nous ouvrons notre porte à toutes les composantes antidictatoriales, même si nous n’appartenons pas à la même coalition politique. Tout le monde peut se croiser dans nos locaux.» De fait, dans le spacieux appartement qui fait office de siège au parti de gauche, on croise des figures féministes au côté de notables islamistes ; des militants de la gauche radicale avec des sociaux-démocrates. Mais point d’adhérents au Parti destourien libre (PDL).

En parallèle de la Journée de la colère, une centaine de militants du PDL, dont la plupart des dirigeants sont des anciens caciques du Rassemblement constitutionnel démocratique, parti hégémonique sous Ben Ali, s’étaient eux donné rendez-vous le matin devant le tribunal de Tunis. Leur cheffe, Abir Moussi, comparaissait ce jeudi matin devant le juge. Le mardi soir, la «Lionne» avait été embarquée par la police alors qu’elle tentait, tout en se filmant, de remettre un dossier au bureau d’ordre du Palais présidentiel. Ce n’est qu’en début de soirée jeudi que le doyen des juges d’instruction a décidé de l’arrêter pour, notamment, «attentat ayant pour but de changer la forme du gouvernement, d’inciter les gens à s’armer les uns contre les autres ou à provoquer le désordre, le meurtre ou le pillage sur le territoire tunisien». Elle risque également la peine de mort.

«C’est une grave erreur. Les Tunisiens ne vont pas laisser passer ça. Abir Moussi, ce n’est pas Rached Ghannouchi. Elle est irréprochable. Elle est cheffe du plus vieux parti du pays, le seul pouvant se revendiquer de Bourguiba !» se scandalise Lotfi, un militant du PDL, présent devant le tribunal. Mais l’idée de partager son cri de colère, de rage même, devant le siège de Al Joumhouri dans la soirée, est tout simplement impensable pour le retraité et ses trois camarades qui manquent de s’étouffer en s’imaginant côte à côte avec Belgacem Hassen : «Jamais !» Face au pouvoir, l’opposition semble encore bien fragile et surtout divisée.