L’escalade continue entre Madrid et Buenos Aires. Mardi 21 mai, le ministre des Affaires étrangères espagnol, José Manuel Albares, a annoncé en Conseil des ministres le départ définitif de l’ambassadrice espagnole d’Argentine, María Jesús Alonso. Celle-ci était déjà de retour à Madrid depuis 48 heures. Rappelée après les propos provocateurs tenus le 19 mai par le président argentin Javier Milei contre le Premier ministre espagnol Pedro Sánchez et son épouse Begoña Gómez, qu’il a traitée de «corrompue». Cette dernière est visée par une enquête préliminaire pour «corruption» et «trafic d’influence» qui a déjà fait couler beaucoup d’encre en Espagne, notamment sous l’impulsion de la droite. Fidèle à sa réputation de trublion, le président argentin a remis une pièce dans la machine et refusé de présenter des excuses publiques malgré la crise diplomatique qui a suivi.
«C’est un fait sans précédent de voir un chef d’Etat venir dans la capitale d’un autre pays pour insulter ses institutions et pour commettre une ingérence claire dans ses affaires internes», a fustigé le ministre espagnol des Affaires étrangères, alors que le chef d’Etat argentin a tenu ses propos devant le congrès réunissant l’extrême droite mondiale réunie à Madrid par le parti d’opposition Vox. Pour Gérard Guillerm, chercheur à l’Institut des hautes études de l’Amérique latine (IHEAL), Javier Milei a, a minima, «rompu une des règles de la diplomatie internationale, qui veut qu’un président en exercice n’assiste pas à une réunion publique organisée par un parti d’opposition à l’étranger». En parallèle de sa visite de 72 heures, le chef d’Etat n’a d’ailleurs rencontré ni Pedro Sánchez ni le roi Felipe VI.
«Ni une sortie de route, ni une provocation»
Coup d’éclat ou simple dérapage ? Les motivations réelles de Javier Milei restent floues. «Il n’y avait sans doute pas d’objectif, ni peut-être même pas une volonté de provocation, explique Jean-Louis Martin, économiste et chercheur associé sur l’Amérique latine à l’Institut français des relations internationales (Ifri). Les coûts d’une telle attitude lui importent peu, il se fait surtout plaisir en s’exprimant ainsi.» Depuis sa campagne électorale et son élection en novembre, le caractère naturellement provocateur et les sorties polémiques de Javier Milei font régulièrement polémique.
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«C’est un propos fait avec conviction, estime à l’inverse Christophe Ventura, spécialiste de l’Amérique latine et directeur de recherche à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris). Je ne crois pas que ce soit ni une sortie de route, ni une provocation, ça correspond à une ligne politique et idéologique affirmée et structurée.» L’homme d’Etat sud-américain entretient des relations tendues avec le Premier ministre espagnol, soutien de Sergio Massa, son rival politique, lors des dernières présidentielles. Invité sur la chaîne argentine LN + à la suite des déclarations de Madrid, Javier Milei a d’ailleurs à nouveau fustigé Pedro Sánchez, qualifiant le représentant espagnol de «lâche» et de «socialiste arrogant». «Il ne faut pas sous-estimer son fanatisme anticommunisme, puisqu’il exècre les communistes, les libéraux mous ou les sociaux-démocrates auxquels il assimile Pedro Sánchez», ajoute Christophe Ventura.
Une première dans les relations entre les deux Etats
Malgré son refus de présenter des excuses ou d’œuvrer pour une désescalade des tensions, le président argentin a assuré le maintien de son ambassadeur en Espagne. Pour l’heure, difficile d’établir combien de temps Madrid maintiendra sa distance diplomatique. «Je ne crois pas que l’Espagne cédera, c’est sa crédibilité qui est engagée après une décision pareille, estime Christophe Ventura. On est rentré dans une relation tendue pour au moins un certain temps.»
Pour Jean-Louis Martin, la décision reste avant tout symbolique et «permet de montrer l’extrême mécontentement des autorités espagnoles. Pour autant, la crise diplomatique va se terminer par l’envoi d’une ou d’un ambassadeur dans quelques semaines, ou tout au plus quelques mois». Javier Milei n’étant président que depuis décembre et pour un mandat allant jusqu’à 2027, «on imagine mal que la rupture des relations puisse durer aussi longtemps», confirme Gérard Guillerm.
«Des liens culturels et économiques de toutes sortes»
L’une des questions majeures que pose ce simulacre de rupture, c’est la continuité des relations commerciales privilégiées entre les deux Etats. «Javier Milei a pour but de privatiser de plus en plus les secteurs économiques, et il y a une forte présence des entreprises espagnoles qui pourraient être intéressées et vouloir investir, relève Jean-Louis Martin. L’Espagne ne pourra pas se passer d’un représentant.» Christophe Ventura abonde : «Les entreprises espagnoles risquent de subir plus de complications, elles n’auront plus de relais sur place et moins de facilitations par les institutions locales. On peut aussi imaginer des difficultés avec les visas par exemple.» Javier Milei, via sa confiance sans borne pour un néolibéralisme farouchement opposé à toute forme d’intervention de l’Etat, a voulu balayer les inquiétudes : «Il existe depuis longtemps une relation structurelle […] et des liens culturels et économiques de toutes sortes, qui sont entretenus par les individus, donc ces liens vont perdurer.»
Au-delà des intérêts espagnols, «en vexant Madrid», le président argentin menace aussi «ses relations avec l’Union européenne», souligne Christophe Ventura. La cheffe de la diplomatie argentine, Diana Mondino, a par ailleurs tenté dès mardi d’apaiser la crise politique grandissante : «La relation personnelle qu’il peut y avoir ou non entre des dirigeants ne peut ni ne doit affecter la relation bilatérale.» Pas sûr que Madrid l’entende de la même oreille.