Interviews, reportages, analyses… Deux ans après l’invasion de l’Ukraine, le «Libé des Ukrainiens» donne de nouveau la parole aux habitants d’un pays meurtri. De Kyiv à Kharkiv, de Lviv au Donbass, un tour d’Ukraine intimiste et engagé auprès d’une société déchirée. Tous les articles de notre dossier.
Les enfants devraient rester en dehors de la guerre, considère Olha, qui en élève deux à Balakliia, au sud-est de Kharkiv, dans la direction d’Izioum. Les quatre écoles du bourg, qui comptait 10 000 habitants avant 2022, sont fermées. Bohdan, 16 ans, et Nastya, 6 ans et demi, suivent les cours sur des ordinateurs portables distribués par la municipalité. Ce qui empêche Olha de prendre un emploi, en l’absence de son mari, Serhii, mobilisé dans l’armée comme électricien. De toute façon, la petite femme replète au regard perçant n’a pas trop le cœur à laisser ses enfants hors de sa vue. En 2022-2023, son aîné a passé sept mois en Russie, parmi les enfants ukrainiens que Moscou ne voulait pas rendre.
Les premiers missiles sont tombés sur Balakliia le 24 février 2022. La famille vivait en face d’une usine militaire, ciblée quotidiennement. «Les enfants étaient terrorisés. Bohdan a commencé à avoir des problèmes de santé. A 14 ans, il faisait pipi au lit», raconte Olha en chassant une larme. Le 3 mars, la ville est occupée par l’armée russe. Pour éloigner l’adolescent des combats, sa mère décide d’accepter l’offre des nouvelles autorités, et de l’envoyer en colonie en Russie, sur la mer Noire, dans le kraï de Krasnodar. «Pour vingt-et-un jours. C’était une décision terrible, mais à l’époque, il n’y avait pas encore d’histoires d’enlèvements d’enfants. On avait davantage peur de les garder sous les obus.» Le 27 août, 25 enfants de Balakliia montent dans deux bus en direction de la Russie. Le 8 septembre, la ville est libérée et l’occupant disparaît. «Quand vient le moment de rentrer, l’administration de la colo nous dit : on ne ramène personne, débrouillez-vous pour venir chercher vos enfants.» En personne.
Bohdan, rondouillet et tendre, a un regard triste et absent. L’adolescent, qui a pris du retard dans sa scolarité, ne veut pas repenser aux mois passés loin de la maison. «Il s’est fait punir parce qu’il volait du pain, il avait tout le temps faim. Un jour, il s’est retrouvé au poste de police parce que des gamins plus vieux lui avaient intimé de faire le guet pendant qu’ils volaient des bouteilles de vodka.» Olha parvient à maintenir un contact téléphonique avec la directrice de la colo. A partir du mois d’octobre, Bohdan est scolarisé à Ieïsk. «Il y en avait à l’école qui se moquaient, ils m’insultaient, disaient que ma mère m’avait abandonné, qu’elle ne viendrait jamais me chercher. Je savais que ce n’était pas vrai, mais ça me faisait de la peine», finit par raconter Bohdan, en regardant ses pieds. Olha reconnaît avoir mis du temps à comprendre comment agir, puis à trouver l’argent pour entreprendre le périple, en passant par la Pologne, la Lituanie et la Lettonie, en bus et taxi collectif. «L’administration [ukrainienne] n’a absolument rien fait, à part me crier dessus et me traiter de collabo parce que j’avais envoyé mon fils en Russie», se souvient-elle. Elle tente le voyage, mais se fait refouler à la frontière russe, malgré les justificatifs et certificats en sa possession. «J’ai vécu dix jours d’enfer.» Finalement, avec l’aide de juristes, elle parvient à fournir une procuration à une autre mère de Balakliia qui partait chercher son enfant en Russie. Bohdan est rentré à la maison en mai.
Quand les premiers groupes d’enfants retenus par les Russes ont pu être ramenés en Ukraine, certains portaient des marques de sévices, et tous étaient traumatisés. «Je crois qu’on a eu de la chance, et Bohdan n’a pas été malmené. On ne l’a pas forcé à apprendre l’hymne russe», se console aujourd’hui Olha, qui ne se pardonnera jamais d’avoir infligé tant de souffrance à son fils.
Kyiv estime qu’au moins 19 500 enfants ukrainiens ont été déportés et déplacés de force vers la Russie et les territoires occupés depuis le début de l’invasion à grande échelle, et que seuls 388 ont pu rentrer chez eux. En 2023, la Cour pénale internationale a lancé un mandat d’arrêt contre Vladimir Poutine et sa commissaire aux droits de l’enfant, Maria Lvova-Belova, pour déportation illégale d’enfants. La Russie clame qu’il s’agit d’opérations de «sauvetage» de jeunes vulnérables dans les zones de guerre. Selon Moscou, 730 000 enfants ont été amenés en Russie, la plupart avec leurs parents ou d’autres membres de leur famille, et 2 000 enfants ont été évacués d’orphelinats ukrainiens. Plusieurs histoires d’enfants ukrainiens adoptés par des familles en Russie ont été documentées par les médias.
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