Interviews, reportages, analyses… Deux ans après l’invasion de l’Ukraine, le «Libé des Ukrainiens» donne de nouveau la parole aux habitants d’un pays meurtri. De Kyiv à Kharkiv, de Lviv au Donbass, un tour d’Ukraine intimiste et engagé auprès d’une société déchirée. Tous les articles de notre dossier.
A cette période de l’année, la campagne autour de Kharkiv est incolore et fanée. Vers l’Est et la frontière avec la Russie, les champs de paille sont lacérés de tranchées qui rappellent l’occupation des premiers mois de l’invasion et les combats acharnés de la contre-offensive du printemps et de l’été 2022. Des carcasses de blindés gisent sur le bord des chemins de boue et de neige. Des villages en ruine se succèdent, habités seulement de quelques corbeaux perchés sur des câbles électriques reliés à rien.
Comme Boutcha à côté de Kyiv, Izioum, dans la région de Kharkiv – occupée de mars à septembre 2022 –, est devenue l’un des symboles du martyre des villes ukrainiennes. Le charnier, dont près de 450 personnes ont été exhumées à la libération, est un mémorial à ciel ouvert, trous béants et croix sommaires éparpillés dans la forêt à l’orée d’un cimetière. Les sous-sols du poste de police où des dizaines de civils ont été détenus par les autorités d’occupation portent encore les traces des séances de torture… Presque aucune rue, du centre à la périphérie, n’a été épargnée. Hormis la mairie, qui arbore une façade neuve, pas de chantiers de reconstruction en vue. Partout, des immeubles éventrés, décapités, éborgnés. «Rien n’est fait pour les gens», se plaint Piotr, qui tient l’une des rares échoppes ouverte sur le marché. «Izioum n’était déjà pas bien riche avant la guerre, il y avait beaucoup de chômage depuis que les usines avaient fait faillite. Aujourd’hui, en plus, nous vivons dans des ruines», dit le vendeur de vêtements de sport, des contrefaçons de Nike et Reebok. «J’ai honte de vous dire combien je gagne», soupire l’homme de 56 ans. Sa femme et lui ne survivent que grâce à l’aide humanitaire : 5 kg de farine, 1 litre d’huile, des conserves de haricots rouges et 2 000 hryvnias (50 euros) d’aide mensuelle aux déplacés, dont ils bénéficient encore parce qu’ils avaient fui l’occupation.
Plus on s’approche de la frontière et du front, plus l’épuisement et le désespoir affleurent dans cette périphérie délaissée dont personne ne semble se soucier. Il ne reste presque rien de l’enthousiasme patriotique de l’hiver dernier quand, en février 2023, le pays se félicitait d’avoir tenu une année entière, et s’apprêtait à se lancer dans une nouvelle contre-offensive. Les mots de Piotr résonneront souvent dans ces contrées : «On a juste envie que ça s’arrête, on est fatigués. Bien sûr qu’on aimerait pouvoir conserver toute l’Ukraine, mais à quel prix ? En face, ils ont des armes lourdes, nos gars à nous sont à mains nues.»
Viktor, né en 1957, le visage creusé de rides profondes sous sa chapka graisseuse, vend des poissons qu’il a lui-même séchés. Les étals de fortune voisins sont tenus par des vieux et vieilles sans âge, emmitouflés dans des parkas indigentes. Quelques bocaux de cornichons, des herbes, des œufs. De l’autre côté de la rue, une maison aux murs fissurés, le toit troué recouvert de bâches, semble sur point de s’effondrer. C’est là que Viktor et Nadejda vivent depuis presque quarante ans. Sur les quatre pièces, deux sont encore habitables. Les murs au papier peint fané sont rongés par les champignons. L’air humide prend à la gorge. Une marmite écaillée ronfle sur le feu.
Le petit poêle a été installé par des bénévoles, l’Etat n’a rien donné au couple de retraités, qui ne sont pas partis pendant l’occupation, et ne reçoivent pas l’aide aux déplacés. A deux, ils survivent avec 5 400 hryvnias (135 euros) de retraite. «Tant que les murs tiennent, ça veut dire qu’on a une maison», ironise Viktor, en tirant sur son mégot. Il plisse les yeux dans la lumière qui fuit à travers le cratère béant au-dessus de lui, cerné de stalactites. A ses pieds, les gravats sont recouverts d’une fine couche de givre. «On vit bien, non ?» Avant l’invasion, sept foyers se partageaient cette grande maison. Les uns se sont réfugiés en Pologne, d’autres dans l’ouest de l’Ukraine, une famille est en Russie, un collabo s’est retiré avec l’occupant. Il ne reste plus que Viktor et Nadejda, et Vassil de l’autre côté, dont les fils sont sur le front.
Au-delà d’Izioum, en direction de la Russie, le paysage monochrome s’étire à perte de vue, dans une palette rouille, paille, terre, bois et béton. Le ciel gris se reflète dans les flaques argentées. Kamyanka s’est retrouvé sur la ligne de front, un point zéro. Les positions d’artillerie ennemies étaient installées de part et d’autre du vallon et les obus passaient au-dessus du village. Aujourd’hui, des 500 maisons, seules 36 sont habitables et presque autant peuvent encore être restaurées, explique Evgueny, qui fait l’intérim du chef de l’administration locale, «parce que personne d’autre ne voulait le faire, et moi je connais tout le monde». Cinq familles seulement s’étaient terrées dans les caves et les celliers pendant l’occupation. Des 1 200 habitants d’avant l’invasion, 69 sont revenus dès le retrait des Russes en novembre 2022, dont 22 retraités et six enfants. Evgueny a 37 ans, les siens sont dans la région de Poltava avec leur mère, à l’abri. Lui s’est installé dans la cuisine d’été, en attendant de remonter les murs de la maison. En guise de bois de chauffage, il ramasse les caisses de munitions laissées par les soldats, qui jonchent le village.
Certains portails sont marqués de l’infâme «Z», «la croix gammée de Russes». Craint-il la mobilisation qui se profile ? «Le maire a demandé qu’on nous laisse tranquilles pour l’instant, on en a déjà assez bavé comme ça», dit Evgueny, en crachant par terre. Ici non plus, l’Etat n’est pas d’un grand secours. «Ils aimeraient bien qu’on se tire d’ici, pour ne pas avoir à reconstruire. Ni même à restaurer le courant.» C’est le lot de toutes ces communes, en première ligne pendant la contre-offensive de l’automne 2022, aujourd’hui à la périphérie de l’Ukraine libre, et toujours à portée de roquettes. En revenant d’exil, les villageois ont procédé eux-mêmes à un déminage sommaire des centaines de mines «papillons» – des armes antipersonnel dont la forme rappelle celle de l’insecte – dont sont parsemés les jardins et les champs. Les accidents sont encore fréquents. Les rues sont jalonnées de panneaux «Danger mines». Mais on cultive les potagers, même quand on n’a plus de toit au-dessus de la tête. «On ne va quand même pas se priver de patates», dit Natalya, la mère d’Evgueny, qui a aussi recueilli les chiens et chats abandonnés par les voisins. Pas fous, les animaux dorment sur les lits et les tapis au chaud dans la maison familiale, dont seul le toit a été endommagé, et rafistolé à l’aide d’une bâche bleue fournie par l’aide humanitaire internationale.
Son mari, Volodymyr, sillonne les rues boueuses sur un tracteur antédiluvien, de la fontaine d’eau courante au point de distribution d’aide humanitaire, en contrebas d’une station-service déchiquetée. Il n’a que 60 ans mais traîne la jambe et en fait 80. Aujourd’hui, il a récupéré deux éviers et un peu de vaisselle. Dans un garage, quelques femmes farfouillent dans des cartons. «Le pouvoir ne se préoccupe que de lui-même, nous on survit grâce aux volontaires», lance Larissa, une femme ronde aux yeux rieurs, qui semble être la boute-en-train de la bande. Une fois par mois, elles viennent se servir en vêtements, vaisselle, couvertures, médicaments, produits d’entretien. A leur tour, elles envoient de l’aide «aux gars sur le front», sinon comment feraient-ils ? Ainsi va la chaîne de l’entraide. «C’est que nous sommes ukrainiens !» est la réponse à tout. Pour expliquer la générosité, la débrouillardise, la résilience.
La vie était belle ici avant la guerre, on ne manquait de rien, assurent les villageois. L’école accueillait 200 enfants. Jardins, fermes, épiceries, marché, club, église dont il ne reste plus que les fondations et un bulbe doré échoué comme un gros poisson éviscéré. Kamyanka, jonché de carcasses de voitures calcinées, où chaque maison est ravagée, n’est plus que le squelette de lui-même.
Tetiana vit dans deux petites pièces à la misère insoutenable. Pour ouvrir, une énorme clé planquée dans un tas de petit bois près de la porte. Mais il n’y aurait décidément rien à voler dans le taudis au sol en terre battue, avec pour seul électroménager un frigo hors d’usage. Une première pièce avec un lit recouvert d’un tas de chiffons sans couleur. Une cuisine avec un gros poêle à bois, sur lequel la retraitée cuisine. Du bortsch, «sans viande bien sûr». Elle n’en a pas mangé depuis deux ans, parfois avec un os, les jours de chance. Elle avait trois vaches et deux cochons, un potager dans lequel tout poussait. Il ne reste de la petite étable et de la cuisine d’été qu’un tas de gravats. Tetiana a 67 ans, trois dents en or, et pas de mari.
Les autres étapes de notre voyage dans l’Ukraine en guerre