Menu
Libération
Voyage dans l'Ukraine en guerre

A Kharkiv, avec les enfants de la «métro-école» : «Recréer l’environnement scolaire le plus authentique et le plus ordinaire possible»

Le métro a mis à disposition des enseignants une mezzanine au-dessus des quais. Les usagers l’empruntaient comme un passage entre deux sorties. Désormais, seuls les élèves et l’équipe pédagogique peuvent pénétrer dans le long couloir qui court d’un bout à l’autre de la station.

Dans une salle de classe de la «métro-école» de Kharkiv, le 2 février. (Jedrzej Nowicki/Libération)
ParVeronika Dorman
Journaliste - International
Publié le 15/02/2024 à 20h00

Interviews, reportages, analyses… Deux ans après l’invasion de l’Ukraine, le «Libé des Ukrainiens» donne de nouveau la parole aux habitants d’un pays meurtri. De Kyiv à Kharkiv, de Lviv au Donbass, un tour d’Ukraine intimiste et engagé auprès d’une société déchirée. Tous les articles de notre dossier.

A Kharkiv, le métro est salvateur. Durant toute l’année 2022, les résidents sont descendus trouver refuge dans les stations creusées pendant la période soviétique, entre 20 et 30 mètres sous terre. Dans les quartiers nord – les plus exposés –, des familles y ont vécu pendant de longues semaines. Aujourd’hui, alors que le quotidien reprend ses droits – même si les obus continuent de tomber avec une régularité entêtante –, le réseau a repris un fonctionnement normal. Mais, entretemps, la mairie a trouvé une nouvelle fonction aux souterrains habillés de marbre : ils font désormais office de salles de classe ultra-sécurisées.

Depuis le début de l’invasion, toutes les écoles de la ville et de la région frontalière avec la Russie sont fermées. Les élèves étudient exclusivement à distance, comme durant les deux années de confinement qui ont précédé, mais désormais pour des raisons de sécurité. Plus du tiers des établissements scolaires ont été touchés par les bombardements, et quatre ont été complètement détruits. Mais surtout, aucun ne dispose d’abris conformes.

«En plus du traumatisme de la guerre, les enfants commençaient à souffrir de désocialisation. Et l’enseignement à distance est forcément de moins bonne qualité, surtout pour les plus petits», explique Iulia Bachkirova, du département de l’éducation, en ouvrant la porte d’une classe de cours préparatoire. C’est la récréation et une quinzaine de gamins se pressent en piaillant autour d’une assistante maternelle. La station de métro Peremoha («victoire») est le terminus de l’une des trois lignes qui composent le réseau de Kharkiv, au cœur du grand district résidentiel Chevtchenkivskiy. «Pendant les bombardements, le métro est le lieu le plus sûr de la ville, rappelle Iulia Bachkirova. En plus, nous avons organisé un système de ramassage scolaire pour éviter que ceux qui habitent loin passent trop de temps à découvert sur le chemin de l’école.»

Le métro a mis à disposition des enseignants une mezzanine au-dessus des quais. En temps de paix, les usagers l’empruntaient comme un passage entre deux sorties. Désormais, les grandes portes battantes en plexiglas sont condamnées, et seuls les élèves et l’équipe pédagogique peuvent pénétrer dans le long couloir qui court d’un bout à l’autre de la station. A gauche, les salles de classe ; à droite, une baie vitrée avec une vue plongeante sur les rails. «Au début, les élèves passaient beaucoup de temps à observer les passagers, et inversement, mais au bout de quelques mois, ils ont fini par complètement se désintéresser des trains qui passent», sourit Rouslana Zvereva, une petite brune à la frange tombante. Comme tous les vendredis, elle est la «directrice du jour». La fonction est tournante entre les cheffes des cinq établissements qui se partagent ces locaux. Le roulement est organisé de telle sorte que tous les élèves inscrits dans l’une des cinq «métro-écoles» de Kharkiv – 2 168 enfants scolarisés en primaire et en secondaire, soit 2% seulement des élèves de la ville – étudient en présentiel trois demi-journées par semaine. Tous les autres continuent à suivre les cours à distance.

Les salles de classe, tout en longueur comme des wagons, équipées de matériel moderne, jusqu’aux projecteurs multimédias et tableaux blancs interactifs, sont hermétiques au vacarme des rames, et résonnent seulement du bourdonnement des systèmes d’aération et de purification d’air. Toilettes et lavabos ont été installés dans l’une des sections, pour éviter que les plus petits n’aient à descendre dans la station. Faute de place, la récré se déroule dans la classe. Les ados en profitent pour plonger dans leur téléphone, en restant assis derrière leurs bureaux. Chaque enseignant est secondé en permanence par un tuteur et un psy, qui assistent à tous les cours et interviennent en cas de nécessité – qu’il s’agisse d’une envie pressante ou d’une crise d’angoisse. «Certains enfants ont un peu de mal, ils n’ont jamais été scolarisés normalement, développe Tatiana, qui surveille une classe de CP. C’est un nouvel environnement, qui plus est dans une installation sensible. Les élèves sont constamment surveillés par plusieurs adultes, contrôlés. Et cela provoque aussi un certain stress.»

Des fillettes blondes comme les blés expliquent en se coupant la parole qu’elles adorent venir ici alors qu’à la maison elles s’ennuient. Leur enseignante, Svitlana, réfugiée des territoires occupés, trouve qu’à cet âge, les enfants supportent bien. «Nous essayons de recréer l’environnement scolaire le plus authentique et le plus ordinaire possible», dit-elle en sonnant la fin de la récré avec une petite cloche en étain.

Marina est responsable des services généraux de l’école 159, dont une centaine d’élèves sont descendus étudier dans le métro. Après le début de l’invasion, elle a continué à se rendre tous les jours dans son établissement, il fallait en assurer le fonctionnement, même en l’absence d’élèves. Tous les jours, le cœur serré, elle devait laisser sa fille unique Macha, 11 ans, toute seule à la maison suivre les cours sur son écran d’ordinateur. «La métro-école est la meilleure chose qui nous soit arrivée depuis deux ans», sourit la quadragénaire originaire de Louhansk. Croisée dans l’étroit couloir pendant la pause, Macha, une longue tige en pattes d’eph, qui a 13 ans désormais, confirme : elle préfère étudier ici, dans le métro, que de se terrer dans l’entrée de leur minuscule appartement à la moindre alerte aérienne. Quatre fois par semaine, son père l’accompagne à un cours de guitare, dans le centre de Kharkiv. «On y va en voiture, Marina fait le guet dans le couloir de l’école de musique, et moi je reste garé à côté, au cas où», explique Nikita, 37 ans, patron d’une petite entreprise de blanchisserie. Au cas où quoi ? «Qu’on soit tous ensemble s’il se passe quelque chose, si ça commence à taper. On essaye de se séparer le moins souvent possible.»

Les autres étapes de notre voyage dans l’Ukraine en guerre