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A la frontière entre la Pologne et l’Ukraine, des milliers de camions bloqués

Depuis trois semaines, les routiers polonais filtrent les passages aux postes-frontières pour protester contre la concurrence des homologues ukrainiens, dont les conditions d’entrée dans l’Union européenne ont été assouplies depuis la guerre. Ils réclament le retour de permis d’entrée attribués par Bruxelles.
Près du poste-frontière polonais de Dorohusk, à la frontière avec l'Ukraine, le 10 novembre 2023. (Damien Simonart /AFP)
publié le 28 novembre 2023 à 17h45

Dans les plaines grises et froides qui s’étendent à la frontière de la Pologne et de l’Ukraine, des files de centaines de camions s’étirent sur des kilomètres et des kilomètres. Au point de passage de Yahodyn-Dorohusk, qui coupe la route reliant Kyiv à Lublin, la durée de la queue pour entrer en Pologne est estimée à un mois et six jours. Les derniers poids lourds à l’avoir rejointe, qui circulent pourtant tous à vide, ne devraient traverser la frontière que le 4 janvier dans l’après-midi, au rythme de passage actuel.

L’origine du blocage est très claire. Sur la chaussée côté polonais, quelques camionneurs en colère ont garé leur véhicule en travers et planté dans le sol un drapeau de la Pologne. Leurs propriétaires, comme bien d’autres routiers polonais, protestent contre la concurrence que leur font leurs homologues ukrainiens depuis le début de la guerre. Avec les mesures prises en urgence par la Commission européenne après l’invasion russe du 24 février 2022, les chauffeurs de poids lourds ukrainiens n’ont plus à obtenir de permis pour entrer dans l’UE. La mesure est, entre autres, destinée à soutenir l’exportation de céréales alors que les ports de la mer Noire ont longtemps subi un blocus russe.

Mais les routiers polonais accusent les Ukrainiens de transporter aussi des marchandises polonaises vers d’autres pays de l’UE et de leur faire une concurrence déloyale. «Je pense [qu’en prenant cette mesure,] l’UE voulait aider l’Ukraine, et il n’y a pas de problèmes à ça. Mais elle n’a pas compris que l’Ukraine allait s’emparer de nos marchés», a estimé Pawel Ozygala, président du comité de grève au poste-frontière de Dorohusk, au micro de la BBC. Selon ses affirmations, sa compagnie a perdu environ 100 000 euros depuis le début de la guerre, face à la concurrence des chauffeurs ukrainiens.

Températures négatives

De fait, les routiers ukrainiens ont des salaires nettement plus bas que les Polonais et n’ont pas à se soumettre aux réglementations européennes qui imposent par exemple aux chauffeurs de rentrer chez eux toutes les quatre semaines, ou qui leur interdisent de passer leur temps de repos à l’intérieur de leur véhicule. Entre les entreprises de transport des deux pays, la concurrence est rude depuis des années. Mais les Polonais, qui dominent le marché européen, étaient jusqu’à la guerre protégés par les permis et les quotas imposés par Bruxelles aux camionneurs ukrainiens. C’est pour réclamer le retour de ces mesures qu’ils obstruent la frontière.

Leur action a commencé le 6 novembre, quand trois des quatre points de passage avec l’Ukraine ont été bloqués. Depuis, le mouvement s’est intensifié. Le passage de Medyka, tout au sud de la Pologne, est bloqué en continu depuis ce lundi (avec le passage d’un camion par heure uniquement) alors que les routiers laissaient jusque-là la voie libre pendant la nuit. Seuls les camions qui transportent de l’aide humanitaire et militaire, du bétail ou des produits périssables passent sans restrictions.

Les chauffeurs immobilisés patientent dans des conditions compliquées. Les températures sont négatives et l’accès à des toilettes, des douches ou des repas chauds est très limité. Côté ukrainien, Kyiv a envoyé une équipe le 19 novembre pour fournir de l’eau et de la nourriture aux routiers. Côté polonais, deux chauffeurs ukrainiens de 54 et 56 ans sont morts dans leur camion, de mort naturelle d’après les déclarations des autorités. Au point de passage de Hrebenne, là où la queue est la moins longue, il faut onze jours pour traverser.

«Coup de couteau dans le dos»

A Kyiv, le ton monte. «C’est un sujet qui devrait être discuté à une table de négociation, pas sur les routes en plein hiver, où des dommages sont causés non seulement à nos économies mais aussi à la santé et à la vie des chauffeurs coincés», a déclaré Taras Kachka, ministre délégué au Commerce. L’ambassadeur ukrainien en Pologne a, lui, parlé d’un «coup de couteau dans le dos». L’Ukraine n’a pas manqué de rappeler que l’un des meneurs des blocages est Rafal Mekler, leader régional du parti d’extrême droite Konfederacja, une formation qui a longtemps défendu la vision de Moscou et qui commence à critiquer l’accueil des Ukrainiens en Pologne.

Les relations bilatérales sont d’autant plus tendues que Kyiv et Varsovie, un temps alliés solides, n’en sont pas à leur première crise. Au printemps, les agriculteurs polonais avaient déjà tenté de bloquer la frontière pour empêcher l’entrée de céréales ukrainiennes qui faisaient plonger le prix des leurs. Face à la grogne, le gouvernement avait tordu le bras de la Commission européenne et réussi à faire imposer un embargo sur la vente du grain ukrainien dans les pays frontaliers.

Risque de contagion de la crise

En septembre, cet embargo a été reconduit unilatéralement par la Pologne, en violation des règles de la politique commerciale commune de l’Union. Alors que Kyiv menaçait de porter plainte auprès de l’Organisation mondiale du commerce, Varsovie a répliqué en suspendant ses livraisons d’armes à l’Ukraine. Depuis, le gouvernement polonais sortant a perdu les élections au profit de l’opposition pro-européenne, mais un nouvel exécutif tarde à être mis en place.

De la même manière que pour les céréales, la crise des camionneurs pourrait s’étendre à toute la région. Les routiers slovaques ont eux aussi bloqué la frontière avec l’Ukraine le 21 novembre et ils devraient recommencer cette semaine. Les présidents des associations de transporteurs routiers tchèque, hongroise, lituanienne, polonaise et slovaque ont écrit une lettre commune à leurs gouvernements et à la Commission européenne pour demander que des permis soient à nouveau imposés aux chauffeurs ukrainiens. Mais à Bruxelles, on temporise : la Commission européenne dit toujours «chercher une solution» à la crise.