Interviews, reportages, analyses… Deux ans après l’invasion de l’Ukraine, le «Libé des Ukrainiens» donne de nouveau la parole aux habitants d’un pays meurtri. De Kyiv à Kharkiv, de Lviv au Donbass, un tour d’Ukraine intimiste et engagé auprès d’une société déchirée. Tous les articles de notre dossier.
Contrairement à Kharkiv, lourdement bombardé au moment de l’invasion et qui a pu regarder l’occupant dans les yeux, Lviv est loin du front, dans l’ouest du pays, un orteil en Europe. C’est là que sont venues se réfugier les ONG, certaines ambassades, et de nombreuses familles, fuyant les missiles et l’occupation. En ce week-end de février, le vieux centre est animé, on se croirait dans une ville occidentale ordinaire, paisible, respirant ses premières bouffées de printemps. Sur l’avenue de la Liberté, devant l’opéra, une foule insouciante ondule au rythme d’un concert de rue. Les statues sont protégées par des sacs de sable, mais pas toutes. Les fenêtres du rez-de-chaussée des palais néobaroques sont isolées par des planches, mais pas partout. Ici, la guerre paraît lointaine, mais on n’y échappe pas complètement. Ici, loin du champ de bataille, sont réparés les corps meurtris par les armes.
Les couloirs immaculés du centre de réhabilitation sont toujours animés en milieu de journée. Un jeune homme avance d’un pas décidé sur deux prothèses, fixées à l’endroit où devraient se trouver ses rotules, chaussées de baskets bleu fluo. A sa rencontre avance un gaillard chauve, en treillis kaki, le visage complètement recomposé par des plaques de peau greffée. Il détourne le regard en passant. Dans une petite salle de sport, derrière une baie vitrée, quelques patients, tous des hommes, s’exercent sur des machines. L’un soulève un poids avec son bras artificiel, un autre se tient en équilibre sur son unique jambe sur un tapis de course, un troisième tourne sur lui-même dans un fauteuil roulant.
Le centre national de réhabilitation Unbroken accueille, depuis bientôt un an dans ses locaux flambant neufs, surtout des militaires, mais aussi des civils, hommes, femmes et enfants mutilés par la guerre. «Nos équipes pluridisciplinaires, avec des médecins spécialisés en chirurgie réparatrice, traumas, orthopédie, psychiatrie, réhabilitation, ont déjà aidé plus de 15 000 personnes depuis le début de la guerre à grande échelle», explique Oleh Bilyansky, le directeur du centre. Sur les deniers de l’Etat et en coopération avec des centres médicaux étrangers.
Installé dans un espace de repos douillet, avec micro-ondes, machine à café et table de air hockey – il y en a deux par étage –, Olexiy, 48 ans, allume son appareil auditif et se penche en avant. L’homme a le visage criblé de petites marques bleues, éclats de shrapnel. Son bras droit est amputé au-dessus de l’épaule. Le 17 mars 2022, l’entrepreneur, qui dirigeait une petite entreprise de réparation d’appareils électroniques à Kamianske, dans l’oblast de Dnipropetrovsk, se présente au bureau militaire. «Cela faisait un an que mon fils aîné était dans l’armée professionnelle, et moi, en tant que père qui doit toujours servir d’exemple à ses enfants, je ne pouvais pas rester les bras croisés, alors que lui allait se retrouver sur le front.» Sa voix frémit imperceptiblement. Aujourd’hui, son fils combat près de Bakhmout, et lui est en convalescence ici, dans cet «hôtel quatre étoiles».
Le 16 septembre, après une opération d’assaut sur le front sud, vers Melitopol, tandis qu’il dirigeait l’évacuation de son bataillon, le sergent-major a été pris pour cible par un tir de tank. Bras arraché au niveau du coude, casque fracassé sur la tête, brûlures graves sur tout le corps. «C’est miraculeux, on ne survit pas à un tir de tank», dit-il. Evacué au point de stabilisation, puis à l’hôpital de Zaporijia, Olexiy est sorti du coma au bout de deux jours, quand sa femme, Ioulia, autorisée enfin à le voir, le prend par la main. Deuxième craquement dans la voix. Après plusieurs semaines et hôpitaux, Olexiy a atterri dans cet établissement à Lviv, entre les mains d’un médecin qui a «fait de [lui] un être humain, pas un morceau de viande». «Il m’a recousu, rafistolé, restauré, transplanté la peau. Il m’a tellement bien soigné qu’un mois après mon arrivée, j’étais déjà dans la salle de sport», sourit l’homme. Ses jambes sont recouvertes de cicatrices pourpres, comme son bras gauche, parfaitement valide, avec lequel il a appris à faire ses lacets et boutonner ses chemises. L’avant-bras est tatoué d’un trident national et d’un motif ukrainien, partiellement gommés, «ça protège». «Et voilà, de l’autre côté, pas de tatouage, pas de bras», rigole Olexiy. Il rit beaucoup, découvrant une belle rangée de dents, les yeux d’une insondable tristesse. Il considère qu’il n’a pas, pour l’heure, de besoins particuliers en matière de soutien psychologique. A part attendre, il n’y a rien à faire pour récupérer la vue, partiellement perdue. Pour ce qui est de l’ouïe, l’opération est programmée la semaine prochaine, quand un «professeur viendra de l’étranger». Pas sûr qu’il puisse se faire poser une prothèse de bras en revanche, faute de moignon. Mais rien de tout cela ne l’empêchera de retourner dans les rangs de l’armée, dont il n’a pas été démobilisé. «Certes, je ne serai plus dans les unités d’assaut. Mais je peux me rendre utile d’une autre façon. Il y a beaucoup de postes dans l’armée qui n’ont rien à voir avec le combat.»
Yanna a quitté Avdiivka dans une ambulance. Pour ne pas abandonner sa vieille mère qui refusait de partir de sa terre natale, cette bibliothécaire de 45 ans sans enfant s’était résignée à rester dans la ville pilonnée par l’armée russe. Le 21 octobre, «un jour plutôt calme», un obus est tombé dans le jardin des voisins. Yanna a repris ses esprits assise par terre dans l’entrée de sa maison, la jambe droite déchiquetée. Evacuée à Pokrovsk, elle a été opérée d’urgence, puis transférée à Lviv. Entretemps, sa mère a été tuée dans un bombardement, en décembre, et la maison familiale complètement détruite. «Je n’avais nulle part où aller en sortant de l’hôpital, et on m’a proposé de me loger ici pendant la rééducation. Et, vraiment, je suis bien. On m’a remise sur pied, on m’a appris à marcher avec des béquilles, à monter et descendre les escaliers sur une jambe.» Dans quelques mois, quand les douleurs fantômes se seront résorbées, Yanna pourra recevoir une prothèse pour sa jambe droite, sectionnée en dessous du bassin. Assise sur son lit, dans une chambre claire et propre qu’elle partage avec une autre blessée, elle parle d’une voix douce. «Il n’y a pas que du malheur : au moins maman aura été enterrée à Avdiivka, chez elle, comme elle l’avait toujours souhaité, auprès de mon père.» Un sourire paisible passe sur son visage pâle.
Les besoins du centre augmentent plus vite que ses capacités à former des professionnels et ouvrir des lits, regrette Oleh Bilyansky, parce que la guerre ne baisse pas en intensité. Au-delà de la réparation des corps et des esprits, il souhaite que son centre serve aussi à réintégrer les personnes blessées dans la société, qui doit apprendre à les voir non pas comme des infirmes amoindris, mais des individus à part entière. Dans le couloir, résonne un vacarme de voix d’enfants. Le directeur se réjouit de la visite, ce lundi, d’une classe de maternelle, la «meilleure des thérapies pour les soldats». Et de conclure, avec une émotion sincère : «C’est notre nouvelle réalité. Les enfants doivent s’y habituer aussi, et voir dans ces gens non pas des estropiés mais des gens normaux, des pères, des mères, nos défenseurs.»