Le Kremlin n’a pas caché sa joie : son homme à Bruxelles, le Premier ministre hongrois Viktor Orbán, a bloqué dans la nuit de jeudi à vendredi l’aide financière (50 milliards d’euros sur trois ans dont 17 milliards de dons et 33 milliards de prêts) et militaire (20 milliards d’euros) dont l’Ukraine a désespérément besoin. Les décisions budgétaires de l’Union européenne se prenant à l’unanimité, le véto de ce petit pays de moins de 10 millions d’habitants et pesant environ 1 % du PIB communautaire a suffi à paralyser ses vingt-six partenaires (440 millions d’habitants). «La Hongrie […] défend fermement ses intérêts, ce que nous apprécions», s’est immédiatement réjoui, vendredi matin, Dmitri Peskov, le porte-parole du Kremlin. Certes, Orbán a accepté au préalable de ne pas s’opposer au principe de l’ouverture des négociations d’adhésion à l’UE avec Kyiv, lui offrant ainsi un lot de consolation politique, mais il s’agit là d’une perspective à long terme, alors que son avenir se joue en ce moment sur le champ de bataille.
«Les Européens sont seuls face à la Russie», martèle Jean-Louis Bourlanges, le président de la commission des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale et ancien député européen. De fait, les Etats-Unis sont désormais en retrait, comme le montre le refus du Congrès de voter une aide supplémentaire à l’Ukraine à un an des élections présidentielles de 2024, sur lesquelles plane le spectre d’un retour de Donald Trump. «Le seul objet du Conseil européen [qui s’est achevé vendredi après-midi, ndlr] aurait dû être l’aide à l’Ukraine, celle-ci manquant de moyens militaires pour résister aux Russes. Si elle perd la guerre, notre sécurité collective est en danger, explique le député. Au lieu de cela, les chefs d’Etats et de gouvernements ont consenti à l’inefficacité des procédures de décision au sein du Conseil après avoir essayé d’acheter Orbán en autorisant, mercredi, le versement de 10 milliards d’euros de fonds européens qui auraient dû rester bloqués, puisque la Hongrie n’est plus une démocratie.»
Front uni des quatre grands groupes au parlement européen
Ce cadeau n’a servi à rien, puisque désormais Orbán réclame les 21 milliards d’euros, qui sont toujours bloqués par l’Union en raison de ses multiples atteintes à l’Etat de droit, pour prix de la levée de son veto. Une exigence qui paraît difficile à accepter, sauf pour l’Union à renoncer officiellement à défendre ses valeurs, un signal là aussi désastreux alors que les démocraties occidentales sont attaquées de toute part. De toute façon, le Parlement européen n’accepterait pas une telle capitulation : dès mardi, les présidents des quatre principaux groupes politiques (conservateurs du PPE, socialistes, libéraux de Renew et Verts) ont écrit à Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission, pour protester contre le versement des 10 milliards d’euros. En clair, elle prendrait le risque d’être renversée si elle acceptait de céder au chantage d’Orbán. Ce dernier sait sans doute parfaitement que son exigence est irrecevable, ce qui revient en réalité à annoncer le maintien de son veto.
Le Premier ministre hongrois a trompé son monde, en amont du sommet de jeudi et vendredi, en se disant prêt à un compromis sur les questions budgétaires et en se montrant inflexible sur l’adhésion. Mais, à la différence de ses partenaires et de Charles Michel, le président du Conseil européen, qui n’avaient prévu aucun «plan B», il ne s’est pas trompé sur ce qui comptait vraiment pour le Kremlin. Désormais, les vingt-six vont devoir faire preuve d’imagination, même si Emmanuel Macron, le chef de l’Etat français, appelle Orbán à se comporter «en Européen et à ne pas bloquer». De son côté, Ursula von der Leyen a reconnu qu’il est «nécessaire de travailler sur des alternatives potentielles afin de disposer d’une solution opérationnelle au cas où un accord à 27 ne serait pas possible».
Emmanuel Macron estime qu’au pire, il est possible de contourner la Hongrie, même si juridiquement cela ne peut être qu’en créant un fond hors budget communautaire alimenté par des contributions nationales. Mais cela serait aussi une victoire pour Orbán, puisqu’il a réclamé que l’aide à l’Ukraine ne fasse pas partie du budget. En attendant, le président de la République a affirmé que l’aide européenne ne serait pas interrompue. Berlin a déjà pris les devants en budgétant une aide bilatérale de 8 milliards d’euros, l’Allemagne s’étant lassée des blocages de plus en plus nombreux de la Hongrie qui s’oppose notamment depuis l’été au versement à Kyiv de 500 millions d’euros provenant de la «Facilité européenne pour la paix». C’est aussi pour cela que l’Allemagne n’est pas favorable à l’abondement de 20 milliards d’euros supplémentaires de ce fonds, comme l’a proposé la Commission, pour échapper à la règle de l’unanimité, qui a définitivement fait la preuve de sa nocivité.