L’étiquette sous laquelle il tient à être présenté est «journaliste européen». Homme de médias aux quatre décennies d’expérience, entre radio et télévision, Alex Taylor a toujours défendu l’apprentissage des langues comme outil de cohésion et de connaissance entre les peuples. Polyglotte et féroce opposant au Brexit, il vit dans le Perche et a obtenu la nationalité française en 2017. C’est aussi un passionné du concours de l’Eurovision.
Comment avez-vous découvert l’Eurovision ?
Mon premier souvenir, c’est le concours 1967, vu à la télévision, chez moi en Cornouailles, dans un monde en noir et blanc, avec du granit partout. Il faut se replonger dans cette époque : il n’y avait alors que deux chaînes, qui ne parlaient que de la Grande-Bretagne. Pour le petit garçon de 9 ou 10 ans que j’étais, qui avait déjà compris qu’il préférait les garçons, mais aussi qu’il ne pouvait le dire à personne, l’Eurovision a été la révélation d’un autre monde, où on parlait d’autres langues. Inconsciemment, j’ai compris que les langues étaient le visa qui allait me permettre de quitter ce monde gris où j’étais insulté dans la cour de récré et où personne ne me comprenait.
La victoire de Sandie Shaw cette année-là a-t-elle été importante ?
Bien sûr, la «chanteuse aux pieds nus» était une grande vedette. Le concours était alors très regardé et le Royaume-Uni présentait des artistes célèbres, comme Cliff Richard ou Lulu. C’était l’époque où le royaume cherchait à entrer dans le Marché commun [ancêtre de l’Union européenne, ndlr]. C’est difficile à croire aujourd’hui mais le pays voyait dans le continent un espoir, voire un avenir, et tout ce qui se rapportait à l’Europe était vu positivement. On adorait l’Eurovision mais aussi Jeux sans frontières – It’s a Knockout en anglais.
Votre goût pour les langues est donc lié à l’Eurovision ?
Bien sûr, j’ai même appris le néerlandais grâce au concours. En 1968, la Hollandaise Lenny Kuhr arrivait première avec De Troubadour, ex æquo avec trois autres chanteuses. C’était tellement émouvant d’écouter cette jeune femme défendre avec sa guitare un titre qu’elle avait écrit dans sa chambre… J’ai acheté tous ses disques et appris en lisant les paroles. Elle a sorti un nouveau disque en 2022, à 72 ans, où elle chante Nog Steeds Een Troubadour : «Je suis toujours un troubadour.»
L’Eurovision peut-être un outil pédagogique ?
Evidemment. A Oxford, j’étais bon en allemand parce que le prof nous faisait apprendre des chansons. Et je me suis mis à l’espagnol avec Eres Tú, du groupe Mocedades, candidate au concours 1973. C’est ce que je défendais en 2019 dans le rapport sur l’enseignement des langues que m‘avait commandé le ministre Jean-Michel Blanquer. Ma conclusion était qu’il faut enseigner les langues par le plaisir, et notamment à travers les chansons.
Comment expliquez-vous la popularité du concours, qui survit malgré la médiocrité de beaucoup de chansons, et malgré les bouleversements de l’industrie de la musique ?
Que les chansons soient nulles ou que le résultat connu d’avance, comme l’an dernier avec l’Ukraine, ne change rien. L’Eurovision est un happening aux dimensions d’un continent, suivi par tous les pays simultanément, c’est l’Europe dans toute sa gloire. Un mastodonte maladroit avec son système de vote impénétrable, mais dans une véritable histoire de plus de soixante ans. Il incarne aussi l’âme européenne : dix ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, les pays qui s’envoyaient des bombes ont décidé de s’affronter par chansons interposées.
Quels moments forts retenez-vous ?
Il y en a eu tellement… Par exemple quand Israël, en 1982, accorde 12 points à l’Allemagne et à la chanson pacifiste de Nicole, qui arrive première. Ou quand la drag-queen Conchita Wurst l’emporte en 2014, avec 6 points donnés par la Russie. C’était un message de soutien et d’espoir adressé aux gays russes victimes des lois homophobes de Poutine.
Vous avez-vous même participé à une finale…
En 2004, France 3 m’a demandé de donner les votes du jury français. J’ai toujours adoré cette phase, j’ai un frisson quand j’entends : «Hello Belgrade, may I have your votes ?» C’était un rêve pour moi. Trente secondes avant d’être à l’antenne, on m’a tendu un fax que venaient d’envoyer les huissiers. J’ai fait des années de télé en direct, parfois 2 heures et demie par jour, mais je n’ai jamais eu autant le trac. Je m’adressais à 200 millions de téléspectateurs ! Ça reste ma modeste contribution à l’histoire de l’Eurovision.
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Comment le Royaume-Uni post-Brexit vit-il cette finale organisée à Liverpool ?
Elle arrive à un moment où on constate un regain d’europhilie : d’après les derniers sondages, 66 % des Britanniques regrettent le Brexit. L‘Eurovision est le refuge des très nombreux citoyens qui comme moi se sentent européens malgré tout. Aujourd’hui, après dix ans d’insultes contre l’UE, le Royaume-Uni souhaite enfin donner bonne image à l’Europe.