Silence radio. Aukus, l’accord de coopération militaire entre les Etats-Unis, le Royaume-Uni et l’Australie rendu public il y a plus de trois ans, n’a, à ce jour, fait l’objet d’aucun commentaire officiel de la part du président élu, Donald Trump. De quoi alimenter les spéculations sur la suite qui sera donnée à ce partenariat emblématique de la mandature Biden qui implique l’achat, par l’Australie, de huit sous-marins à propulsion nucléaire minimum pour la somme de 368 milliards de dollars australiens (220 milliards d’euros).
«Pour Trump, c’est l’Amérique d’abord»
Le 15 septembre 2021, l’Australie rompait le «contrat du siècle» conclu avec la France pour l’achat de douze sous-marins à propulsion conventionnelle. Un «coup dans le dos», selon les mots du ministre des Affaires étrangères d’alors, Jean-Yves Le Drian. Un abandon qui marque surtout le retour de l’île continent dans le giron américain, via Aukus. Un mouvement préparé dans le plus grand secret par Scott Morrison, Premier ministre australien de l’époque issu du Parti libéral. Plus de trois ans plus tard, le Parti travailliste au pouvoir a confirmé le projet.
Mais la situation a évolué : Aukus, dans son plan initial, prévoit la rotation de sous-marins américains et britanniques à partir de 2027 depuis Perth ; puis l’achat de trois bâtiments de classe Virginia américains à partir de 2032 ; tout cela débouchant sur la construction à Adélaïde de cinq SSN-Aukus neufs au cours des années 2040 avec les Britanniques. Or, la production américaine connaît du retard. Elle fonctionne, selon Nickolas Guertin, chef des achats de l’US Navy, au rythme d’un sous-marin par an. «Nous devons revenir à deux […] et même au-delà à une moyenne annuelle de deux et un tiers pour honorer nos engagements vis-à-vis de nos partenaires d’Aukus», a-t-il expliqué au Congrès américain en octobre.
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«Sur 66 sous-marins dont les Américains ont besoin, ils n’en ont que 49, note le journaliste d’investigation Andrew Fowler, auteur de Nuked : The Submarine Fiasco That Sank Australia’s Sovereignty. Sachant que pour Donald Trump, c’est l’Amérique d’abord, il fera forcément passer son pays en priorité.» Il pourvoira donc aux besoins des Etats-Unis avant de satisfaire les commandes australiennes – qu’importent les 3 milliards déboursés en 2023 par l’Australie pour booster les chantiers américains.
«Dans un projet de la taille, de la durée et de la complexité d’Aukus, il n’y a rien d’étonnant à ce que des difficultés et retards apparaissent», tempère Alice Nason, chercheuse en politique étrangère et défense au Centre d’études américaines de l’université de Sydney. En tout état de cause, quand bien même les sous-marins arriveraient, leur retard créerait une faille de plusieurs années dans les capacités de la défense australienne – ses sous-marins classe Collins deviendront obsolètes avant l’arrivée des nouveaux submersibles. Autre inquiétude : qui pour les manœuvrer ? «Il faut des années pour former des spécialistes, et l’Australie devrait déjà mettre le paquet dans les universités. Ce n’est pas ce que j’observe», s’inquiète l’historien militaire Romain Fathi. Sans compter qu’il est improbable que les Américains partagent leurs secrets. Au final, sur ces hypothétiques bâtiments payés par le contribuable australien, l’équipage pourrait donc être à 90 % américain. «C’est un abandon de souveraineté», résume Romain Fathi.
Soumission
Finalement, ce deal a toujours été politique, jamais industriel. «Ce qui comptait avant tout pour Morrison, c’était de se rapprocher du grand ami américain», analyse Andrew Fowler. Les Australiens persistent à croire qu’il assurera leur sécurité, comme après la chute de Singapour, conquise par les Japonais en 1942 provoquant la capitulation britannique dans la région. Aujourd’hui pourtant, rien ne le garantit. «Une représentation mentale», souligne Romain Fathi, qui rappelle que les Etats-Unis sont systématiquement entrés en guerre tard et seulement quand leurs intérêts étaient en jeu.
Autre paramètre : l’arrivée de «l’imprévisible» Donald Trump au pouvoir. Emma Shortis est historienne et directrice du programme Affaires internationales et sécurité à l’Institut d’Australie : «On le croit isolationniste et antiguerre, mais il vient de nommer à ses côtés Marco Rubio et Mike Waltz, deux faucons connus pour leurs positions anti-Chine. Il y a aussi le projet d’augmenter le personnel militaire de 50 000 hommes en 2025. Trump n’offre pas plus de protection, il offre un monde plus dangereux.» En cas de conflit autour de Taiwan, serait-il demandé aux sous-marins acqis par l’Australie d’être à la disposition des Etats-Unis ? «Evidemment !» assure Emma Shortis.
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Mais que veulent les Australiens ? Une base navale américaine à Perth, plus de marines à Darwin, plus d’espions à Pine Gap, des sous-marins qu’ils ne pourront bâtir, entretenir et faire fonctionner seuls ? Les partis Libéral et Labor semblent sur la même ligne, mais Emma Shortis regrette l’opacité des décisions et l’absence de débat public sur ce soutien aux Etats-Unis avec ce qu’il implique pour le «51e Etat» de la grande puissance mondiale.
«Aukus continuera»
Le sénateur vert David Shoebridge est l’un des rares à s’exprimer contre Aukus, en plus des anciens Premiers ministres Malcolm Turnbull ou Paul Keating. Outre les milliards passés à pertes et profits, l’Agence de sous-marins australienne en crise après 18 mois d’existence et le facteur de «chaos» de l’administration Trump, il dénonce «une campagne de peur» axée sur la menace chinoise. «Où sont les preuves ?», demande-t-il. A l’unisson de son parti, David Shoebridge milite pour défendre son pays en toute indépendance, sans menacer ses voisins. Un message qu’il martèlera lors des prochaines élections.
Cela peut-il suffire à remettre en cause le partenariat ? «Quels que soient les résultats, il est presque certain qu’Aukus continuera», pronostique Alice Nason. «Morrison a piégé le Labor», souligne Andrew Fowler. Sur la défense ou l’immigration, la gauche ne peut être faible, c’est un impondérable. Même renégocié «à la sauce Trump», Aukus a donc de grandes chances de perdurer avec le retour potentiel d’un ancien soutien de taille. Si le parti libéral gagne en 2025, Scott Morrison pourrait être nommé ambassadeur à Washington. Selon Romain Fathi : «C’est dans le champ des possibles.»