«Honte à toi, Netrebko !» «Pas d’applaudissements pour la propagande !» Pour son retour au Staatsoper de Berlin, la soprano russe Anna Netrebko s’est fait conspuer, vendredi 15 septembre, par 200 manifestants réunis à l’extérieur du plus prestigieux opéra de la capitale, situé sur l’avenue historique d’Unter den Linden.
A l’intérieur, en revanche, le public était de son côté. Lors de la première représentation du Macbeth de Giuseppe Verdi, dans le rôle de Lady, elle a vécu un triomphe avec des applaudissements suffisamment nourris pour étouffer les quelques huées des derniers rangs. Anna Netrebko, qui joue à guichets fermés jusqu’au samedi 23 septembre, s’est avancée sur le devant de la scène en croisant les bras et bravant ses détracteurs par un grand sourire.
La chanteuse, à qui l’on reproche une trop grande proximité avec Vladimir Poutine, est devenue le symbole en Allemagne du débat sur le boycott des artistes russes, qui a émergé depuis l’invasion de l’Ukraine en février 2022. «Il ne s’agit que de musique, pas de politique !» insiste Ella, une admiratrice venue voir la star mondiale. «Faut-il boycotter les artistes pro-Trump ? Tout cela n’a aucun sens», ajoute son mari, Rüdiger, en pointant du doigt les manifestants devant l’opéra.
Débat intense
Après l’avoir déprogrammée en 2022, le directeur du Staatsoper, Matthias Schulz, estime qu’Anna Netrebko a pris clairement ses distances avec le président Vladimir Poutine en condamnant la guerre en Ukraine (la chanteuse ne se produit plus en Russie). Mais ce revirement ne plaît pas à tout le monde. Pour manifester sa désapprobation, le ministre chargé de la Culture au gouvernement régional de Berlin, Joe Chialo, a ostensiblement accompagné l’ambassadeur ukrainien le jour même à l’exposition itinérante consacrée aux crimes de guerre de l’armée russe, installée dans le hall de l’université Humboldt, en face de l’opéra. «Mais l’art est libre et les institutions gardent le choix de leur programmation», a-t-il précisé.
Billet
«Nous avons mené un débat intense au sein de nos institutions culturelles tout en évitant de tirer des sanctions trop hâtives sans considération avec la réalité, explique Carsten Brosda, le président de la Fédération des théâtres et des orchestres allemands, et ministre de la Culture de Hambourg. Cela dit, nous gardons une position sans ambiguïté vis-à-vis de Moscou. Les institutions culturelles doivent réexaminer toutes les coopérations existantes avec les institutions publiques russes et, le cas échéant, y renoncer.»
Ceux qui ne disent rien
La secrétaire d’Etat fédérale à la Culture, Claudia Roth, s’est opposée dès le début de la guerre au boycott de principe. «C’est vrai, il existe une grande incertitude quant à la manière d’aborder la culture russe», reconnaît-elle. Mais ce serait une erreur, à ses yeux, d’en faire un principe intangible car cela atteindrait justement les artistes qui se battent pour conserver des derniers espaces de liberté. Elle résume : «Je refuse que Poutine me prive de Tchekhov.»
Les Russes qui soutiennent l’invasion de l’Ukraine ont été définitivement bannis des salles en Allemagne comme le chef d’orchestre Valery Gergiev, démis de ses fonctions à l’Orchestre philharmonique de Munich, en mars 2022, pour avoir refusé – après un ultimatum de la direction – de s’exprimer sur la guerre déclenchée par Vladimir Poutine. Mais pour tous les autres, le discernement prévaut. Comment lire dans la tête de ceux qui ne disent rien ? «Il n’est pas concevable pour moi d’auditionner chaque artiste avant un engagement, afin de connaître leur position sur l’Ukraine», insiste Carsten Brosda.
Pour le metteur en scène russe Kirill Serebrennikov, il ne peut pourtant pas y avoir de demi-mesure vis-à-vis de Moscou. «Vous êtes en mesure de choisir entre être Leni Riefenstahl [cinéaste propagandiste de Hitler, ndlr] ou Marlene Dietrich [comédienne antinazie partie aux Etats-Unis en exil]», a illustré dans une interview à l’AFP l’artiste installé à Berlin, dans le collimateur des autorités russes avant même la guerre en Ukraine.
«Présenter Tolstoï comme un ennemi»
«Aimer la langue russe ne fait pas de vous un ami de Poutine. Pourquoi devrait-on la boycotter ? La moitié de l’Ukraine parle russe», déroule l’écrivain Vladimir Kaminer, sorte de porte-parole médiatique des artistes russes en Allemagne, qui n’a jamais été autant sollicité que depuis l’invasion de l’Ukraine. «J’ai encore plus de travail, encore plus d’invitations. Les gens veulent savoir ce que je pense de la situation», explique-t-il. Il regrette seulement que de nombreux Ukrainiens refusent de partager la scène avec des artistes russes. «Ils sont eux-mêmes victimes du régime de Poutine. Ils se battent aussi contre ce régime meurtrier. Mais présenter Tolstoï comme un ennemi ? L’équation est trop simple», dit-il.
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Les Allemands évitent d’envenimer le débat. «Ils ont tendance à se tenir à l’écart autant que possible», remarque Vladimir Kaminer. Aussi pour des questions historiques : l’exil fait partie de l’histoire allemande. Des milliers d’artistes germanophones ont fui le régime nazi pour vivre un exil douloureux à l’étranger, comme l’écrivain Thomas Mann, qui a tenté d’expliquer dans ses écrits comment l’Allemagne était tombée dans la barbarie. «Le fait qu’il parlait allemand le plaçait dans la même situation que les écrivains russes aujourd’hui, constate Carsten Brosda, ministre de la Culture de Hambourg. Il utilisait la langue de l’agresseur pour s’opposer à la barbarie.»