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Répression

Bélarus : Loukachenko est «un “Homo Sovieticus” obsédé par le pouvoir absolu qui ressent une joie maniaque à brutaliser ses opposants»

Cinq ans après la réélection frauduleuse, pour un sixième mandat, de l’autocrate, la répression ne faiblit pas. Derrière l’ouverture de façade, la machine totalitaire brise toujours les voix dissidentes, qui témoignent de la violence du régime lorsqu’elles parviennent à fuir le pays.
L'opposante bélarusse Palina Charenda-Panassiouk, à Biala Podlaska, en Pologne, le 2 août. (Simona Supino /Libération)
par Patrice Senécal, envoyé spécial à Biala Podlaska (Pologne) et Vilnius (Lituanie)
publié le 9 août 2025 à 11h12

On la surnomme la «Jeanne d’Arc bélarusse». Une élégante cinquantenaire, visage rond, yeux bleu émeraude. Et une voix douce, qui tranche avec sa force de caractère, forçant le respect. Palina Charenda-Panassiouk a payé le prix fort de sa volonté inébranlable de résister à la dictature. Quatre ans de prison, des conditions dégradantes, souvent inhumaines, qui lui ont coûté sa santé.

La Bélarusse savoure maintenant son premier été à des lieues de l’air vicié des cachots, «où l’on est traité comme des esclaves, des otages». Elle peut enfin «sentir le vent, écouter les oiseaux chanter, admirer la verdure» de ce parc coquet de Biala Podlaska, petite ville de l’Est polonais où elle retrouve ses repères, en exil, six mois après sa libération.

Dans le Bélarus d’Alexandre Loukachenko, au pouvoir sans discontinuer depuis 1994, tel est le sort réservé à celles et ceux qui ont osé rêver de démocratie il y a cinq ans. En dépit du mouvement de révolte déjà écrasé, les rafles ne cessent pas, forçant des centaines de milliers de personnes à s’exiler. Le système carcéral participe de cette volonté de broyer les opposants, à force de sévices. Beaucoup en ressortent transformés, à jamais brisés. Pas Palina Charenda-Panassiouk, qui n’a nullement renoncé à ses idéaux.

Elle n’a pas de mots assez forts pour décrire le dictateur vassal de Poutine, «un “Homo Sovieticus” obsédé par le pouvoir absolu, qui ressent une joie maniaque à brutaliser ses opposants». «Ce qu’il se passe au Bélarus, c’est comme un roman de Kafka, lâche cette historienne de formation, en bélarusse, une langue parlée consciemment, manière de s’opposer à la russification de son pays. En prison, c’est un goulag, un hiver sans fin. La brutalité commence dès le premier jour, avec des cellules surpeuplées, suffocantes, un trou pour faire nos besoins.»

Acharnement

Arrêtée en janvier 2021, elle fut transbahutée d’un pénitencier à un autre. Lors d’une parodie de procès pour «outrage au Président» au tribunal de sa ville d’origine, elle qualifie les juges affidés de «troïka de Staline». En prison, elle a résisté, encore et encore. Soumise un temps au travail forcé, dans l’atelier de couture d’une colonie pour femmes, elle bâclait, voire sabotait les uniformes militaires (que chaque détenue doit confectionner), soupçonnés d’être destinés à l’armée de Moscou. Ce n’est qu’en avril 2022 qu’elle a appris l’invasion de l’Ukraine.

Le régime s’est acharné sur elle, pour en faire un exemple. A trois reprises, l’irréductible militante a été impliquée dans de nouvelles affaires pénales pour «désobéissance», prolongeant sa peine. Régulièrement, elle a été envoyée au cachot, «dormant sur des matelas où même les cochons ne se poseraient pas». Pendant les deux cent soixante-dix jours qu’elle a passés en «cellule disciplinaire», coupée du monde extérieur, pas une seule fois Palina Charenda-Panassiouk n’a vu la lumière du jour, «comme dans un cercueil». On lui a répété que ses proches l’avaient oubliée, y compris ses deux enfants. On l’a placée avec des détenues condamnées pour meurtre, dont certaines, de mèche avec l’administration, l’ont harcelé. Un jour, l’une d’elles lui a fracassé le visage jusqu’au sang.

Les prisonniers politiques comme elle, affublés d’un insigne jaune, sont à la merci de l’humeur des gardiens, de leurs traitements humiliants. La torture psychologique s’ajoute à la rétention des lettres et la sous-alimentation. Le plus dur, durant ces quatre années de calvaire ? Elle regarde dans le vide, un voile embrumé s’installant dans son regard doux : «De voir à quel point l’humain peut tomber aussi bas.»

Normalisation

L’ONG Viasna, œuvrant en exil, recense près de 1 200 détenus politiques. Le Kremlin, à côté, fait pâle figure avec un bilan comparable, mais pour une population quinze fois supérieure.

La répression du régime de Minsk semble entrer dans une nouvelle phase, épousant l’objectif de normaliser ses relations avec les pays occidentaux. Dans l’espoir d’une levée de sanctions, le satrape moustachu a ainsi accordé une grâce à près de 300 prisonniers politiques depuis un an. La plus spectaculaire d’entre toutes, a été celle de Sergueï Tikhanovski, figure de premier plan. Le 21 juin, avec 13 autres prisonniers, il a été déporté en Lituanie par le régime. «On se croirait au Moyen Age, où il suffit qu’un roi dise «libérez-le» pour ensuite l’expulser», regrette Kanstantsin Staradubets, militant de Viasna.

Loukachenko, autocrate obsédé à traquer l’opposition, serait-il devenu soudain magnanime ? Derrière cette clémence de façade se niche une réalité implacable. La machine répressive continue de tourner à plein régime, mais à bas bruit. «D’un côté, on libère des personnes, de l’autre, on continue d’en arrêter quotidiennement», explique Kanstantsin Staradubets. Jadis cyniquement volubile sur la répression, la propagande ne s’en vante guère aujourd’hui, pour mieux dissimuler son ampleur. Le régime ne laisse plus rien filtrer sur la tenue des procès politiques.

Après la sortie des geôles, l’emprise totalitaire demeure. Les ex-prisonniers comme Palina Charenda-Panassiouk se retrouvent dans le Bélarus de Loukachenko, une prison à ciel ouvert. Sans possibilité de trouver du travail ni d’ouvrir un compte bancaire, traités d’«extrémistes», ils restent sous surveillance, assignés à résidence. Craignant d’être de nouveau écroués pour un motif ubuesque, la plupart décident de fuir le pays, souvent de manière clandestine. Ce fut le cas de Palina Charenda-Panassiouk. Début février, à Vilnius, en Lituanie, une haie d’honneur émouvante l’attendait sur le quai de la gare.

Drapeau ukrainien

Depuis sa colonie pénitentiaire de Navapolatsk, Kirill Balakhonov se préparait lui aussi «mentalement» à purger une longue peine «de cinq ou six ans». Elle a été raccourcie par les aléas géopolitiques. Le jeune homme musclé, arrêté en 2022 pour avoir manifesté son soutien à l’Ukraine, garde en mémoire la scène, ce 21 juin dernier, précédant sa libération. Une banale fourgonnette qui file, incognito, à travers la campagne bélarusse. A son bord, quatorze détenus incrédules, sacs sur la tête. Ils l’ignorent alors, mais tous font l’objet de tractations au sommet de l’Etat. Peu avant, à Minsk, l’autocrate Loukachenko recevait l’envoyé spécial du président Trump. l’ordre du jour secret : leur libération.

La portière s’ouvre. «Vous êtes libres», lance un Américain de la délégation. La frontière lituanienne n’est plus qu’à quelques encablures. Dehors, Kirill aperçoit, comme souvent en Lituanie, un drapeau ukrainien flottant au vent, des champs, une forêt. «J’étais heureux…» Lui qui pourrissait en captivité il y a un mois à peine s’exprime aujourd’hui sans crainte, à l’image de l’écusson pro ukrainien qu’il arbore. Lorsqu’il marche seul le soir dans Vilnius, sa nouvelle ville d’exil, des frissons de liberté lui parcourent toujours le corps.