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Intelligence artificielle

Au Royaume-Uni, l’étrange histoire du candidat qu’on croyait créé par IA

Sur son affiche, le visage de Mark Matlock paraissait trop lisse. Sur le terrain, personne ne l’avait jamais croisé. Alors la rumeur a pris de l’ampleur : et si ce représentant de Reform UK n’était que virtuel ?
L'affiche de campagne de Mark Matlock, candidat de Reform UK dans le sud de Londres. (Reform UK)
publié le 11 juillet 2024 à 17h12

Quelques jours avant les élections législatives au Royaume-Uni, Mark Matlock a commencé à éveiller les soupçons. Comme tous ses rivaux, ce candidat à la bouille enfantine avait pourtant disposé ses tracts et affiches en faveur du parti d’extrême droite Reform UK partout dans Clapham et Brixton Hill, deux quartiers du sud de Londres. Mais sur la photographie, certains détails chiffonnaient les électeurs. D’abord, la peau du candidat, à l’apparence caoutchouteuse. Ses cheveux aussi, beaucoup trop parfaits et filandreux. Enfin, son regard, à la fois direct et étrangement éteint. De quoi faire naître une rumeur folle qui va prendre de l’ampleur sur les réseaux sociaux : et si le candidat était en réalité généré par intelligence artificielle ?

Après tout, pourquoi pas ? Ses rivaux l’affirment : sur le terrain, ils ne l’ont jamais croisé pendant la campagne. «Je ne l’ai pas vu ou eu de contact avec [lui], il n’était pas présent», explique l’écologiste Shao-Lan Yuen au Byline Times. Le candidat indépendant Jon Key renchérit : «Je lui ai envoyé des e-mails, comme je l’ai fait avec les autres candidats. Certains m’ont répondu… Mais pas Mark. Il ne vit pas dans la circonscription». Même le soir du scrutin, le jeudi 4 juillet, ce partisan de Nigel Farage demeurait introuvable. Ce n’est que cette semaine, après les résultats de l’élection ayant vu le parti travailliste l’emporter, que Mark Matlock est apparu. Il le martèle depuis auprès de plusieurs médias britanniques : il est humain.

«C’est de la publicité gratuite»

Sa voix est enrouée. Mais son ton est enjoué : «J’adore ! C’est de la publicité gratuite.» En direct sur GB News, Mark Matlock triomphe mercredi 10 juillet. Loin d’être désappointé par la défiance générale que ses accusateurs ont suscitée à son égard, il se félicite : «Aujourd’hui, je suis une star sur Twitter.» Pour lui, l’affaire aura même «revigoré» sa campagne. Pas faux : le candidat fantôme a finalement réuni plus de 1 700 votes, se hissant en cinquième position dans sa circonscription en dépit des rumeurs. Et malgré son absence qu’il justifie en détail auprès de The Independent : «J’ai attrapé une pneumonie trois jours avant le scrutin. J’ai fait de l’exercice et pris des vitamines pour pouvoir participer, mais ce n’était tout simplement pas possible. Je ne pouvais même pas me tenir debout.»

Mais alors pourquoi sa photographie paraît-elle si étrange ? Mark Matlock raconte à The Independent que les délais étaient trop serrés pour que son équipe trouve un photographe. Il a alors opté pour un cliché de lui pris à l’extérieur d’un musée d’Oxford. Avec quelques modifications : «J’ai fait enlever l’arrière-plan, je l’ai remplacé par le logo et ils ont changé la couleur de ma cravate», admet le candidat. A la télévision, les joues du candidat apparaissent un peu plus rondes et ses cheveux un poil plus rares. Minimiserait-il les retouches effectuées ? La photo choisie serait-elle trop ancienne ?

«Réinventer la politique»

Candidats sans biographie, inexistants en ligne, sans photo… Dans le camp des eurosceptiques de Reform UK, Mark Matlock n’est pas le seul à avoir fait tiquer. Comme le souligne la BBC, des allégations virales ont accusé le parti de Nigel Farage d’avoir inventé plusieurs candidatures par IA. Des bruits de couloir qui sont pourtant entièrement faux, démontre la télévision britannique. Le parti admet que pour trouver des candidats, il a dans la précipitation recruté des amis ou de la famille, ce qui explique les profils parfois troubles et peu renseignés de certains. «Nous étions désespérés», reconnaît un porte-parole de Reform UK.

Une IA toutefois a bien participé au scrutin d’outre-Manche : AI Steve. Créé par une société spécialisée dans la voix artificielle Neural Voice, ce candidat algorithmique pouvait dialoguer avec n’importe quel électeur sur son site. Et entretenir jusqu’à 10 000 conversations en même temps. Surtout, il se voulait être la réplique virtuelle du dirigeant de l’entreprise l’ayant inventé, Steve Endacott. En cas de victoire, l’homme d’affaires prévoyait toutefois de siéger en personne au Parlement. «Je pense que nous sommes en train de réinventer la politique en utilisant l’IA comme base technologique, comme copilote, non pas pour remplacer les politiciens, mais plutôt pour les mettre davantage en contact avec leurs électeurs», expliquait-il auprès de Wired. Un contact auquel les électeurs n’ont pas forcément été sensibles. Avec 179 votes en sa faveur, le robot conversationnel s’est retrouvé bon dernier au classement de sa circonscription.

Et AI Steve n’est pas le seul candidat numérique malheureux de l’histoire. A 4 500 kilomètres de là, en juin, un chatbot a aussi tenté de faire campagne. VIC (pour «Citoyen Virtuel Intégré») se rêvait maire de Cheyennes, une ville du Wyoming de 65 000 habitants. Généré grâce à ChatGPT, il aurait eu le mérite de «connaître toutes les lois» et d‘être «à l’abri de la corruption», vantait son créateur, Victor Miller. Des atouts que l’IA n’aura jamais l’occasion de mettre en avant : OpenAI, la société californienne à l’origine de ChatGPT, a désamorcé le candidat en bloquant ses accès. D’après l’entreprise, l’utilisation de ses outils dans le cadre d’une campagne politique serait contraire à ses règles.

A défaut de disposer d’une connaissance universelle de toutes les lois, Mark Matlock aura, de son côté, au moins le mérite d’avoir avec lui une équipe assez zélée en matière de Photoshop. Quoique. Pour certains : le doute persiste. Lors de son passage télé, le candidat d’extrême droite n’était pas physiquement présent sur le plateau. Mais en visio. Quant à son interview à The Independent, elle n’a pas été fait en face-à-face mais par téléphone. Alors certains internautes se montrent toujours dubitatifs : que ce soit par vidéo ou par téléphone, l’IA aurait tout aussi bien encore pu tout inventer…