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Décryptage

Avec les tirs sur Dnipro, Vladimir Poutine le «voisin fou» fait-il des essais de missiles sur l’Ukraine ?

Guerre entre l'Ukraine et la Russiedossier
Au moins un missile balistique a touché la ville ukrainienne, jeudi 21 novembre, faisant craindre une escalade dans la grammaire stratégique nucléaire. Mais la nature des projectiles et le message que souhaite faire passer Moscou interrogent.
Le président russe, Vladimir Poutine, à Moscou, le 21 novembre 2024. (Vyacheslav Prokofyev/AP)
publié le 21 novembre 2024 à 21h54

Depuis jeudi, ingénieurs, militaires et diplomates s’interrogent sur la nature des projectiles envoyés depuis le sud de la Russie sur la ville ukrainienne de Dnipro dans la nuit de mercredi 20 à ce jeudi 21 novembre. Selon le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, «toutes les caractéristiques : vitesse, altitude, sont celles d’un missile balistique intercontinental [ICBM, ndlr]», l’acte d’un «voisin fou» qui utilise l’Ukraine comme «terrain d’essai» militaire. Dans la soirée de jeudi, Vladimir Poutine a assuré dans un discours à la nation que ses forces ont frappé l’Ukraine avec un «nouveau missile balistique de portée intermédiaire [IRBM] expérimental» – jusque-là, la Russie n’en possédait officiellement aucun en service. Ses ingénieurs l’auraient baptisé «Orechnik» et il aurait visé un site du «complexe militaro-industriel ukrainien». Une seule chose est sûre : les projectiles ne portaient pas de charge nucléaire. Dans tous les cas, mener un tir d’essai d’un nouveau missile, quel qu’il soit, sur une cible opérationnelle est du jamais-vu.

L’agitation est à la hauteur de l’enjeu. Car le distinguo entre ICBM et IRBM est de taille. Dans la grammaire habituellement subtile de la dissuasion nucléaire, tirer un missile balistique intercontinental, par définition dévolu à des frappes nucléaires, serait un signal stratégique extrêmement fort, sur le thème «la prochaine fois, je mettrai une charge nucléaire». «Si ce tir était confirmé, ce serait extrêmement grave», assure à Libération le porte-parole du ministère des Affaires étrangères, Christophe Lemoine, qui dans la soirée de jeudi préférait encore utiliser le conditionnel.

Un missile balistique, c’est quoi ?

Les images de caméras de vidéosurveillance en noir et blanc diffusées par les autorités ukrainiennes montrent des points lumineux arrivant à grande vitesse sur Dnipro, ville d’un million d’habitants située dans le sud-est de l’Ukraine. L’usine de Yuzhmash, qui fabriquait des composants pour le lanceur spatial européen Vega, aurait été touchée. Aucun détail n’a filtré sur les dégâts, les Ukrainiens veillant à ne pas livrer aux Russes d’indices sur la précision de leurs frappes, mais un missile de cette taille sans charge importante crée en général un cratère d’une dizaine de mètres de diamètre. Héritiers des V2 nazis, les missiles balistiques sont propulsés par un moteur-fusée au-delà de 100 kilomètres d’altitude, suivent dans l’espace une trajectoire en cloche avant de revenir à très grande vitesse dans l’atmosphère, et de retomber sur leur cible, comme des boulets lancés par une «baliste» romaine. «Sur les images, on voit des événements lumineux qui brillent très fort, ce qui est caractéristique des objets qui sont freinés à leur entrée dans l’atmosphère. Ils semblent tomber à des vitesses cohérentes avec celles d’un missile balistique, estime un officier supérieur français. Il est possible que plusieurs missiles, environ six, aient été envoyés, chacun lâchant plusieurs têtes inertes.»

Alors qu’un missile balistique de moyenne portée (inférieure à 5 500 km) peut, en théorie, emporter des charges conventionnelles ou des charges nucléaires, les missiles dits «intercontinentaux», qui peuvent atteindre des portées supérieures à 10 000 km et un coût de l’ordre des 100 millions d’euros pièce, sont conçus par les puissances dotées de dissuasion nucléaire comme une assurance-vie : «Si tu m’attaques, j’ai la capacité d’envoyer par-dessus les océans des charges nucléaires qui porteront des dommages incommensurables à ta population.»

L’Orechnik peut-il être un RS-26 Rubezh revisité ?

Le RS-26 Rubezh est un gros missile balistique de 36 tonnes mis au point par les Russes en 2011, qui affiche une portée officielle de 5 800 kilomètres. Il peut transporter quatre ogives nucléaires «mirvées» (néologisme issu de l’anglais MIRV, pour Multiple Independently targeted Reentry Vehicle, «véhicule de rentrée à cibles multiples et indépendantes»). Ce qui veut dire que chaque missile libère quatre têtes qui suivent une trajectoire indépendante lors de leur entrée dans l’atmosphère.

Officiellement, le programme des RS-26 a été gelé en 2018, car il apparaissait très limite avec le traité FNI de non-prolifération des armes nucléaires ratifié en 1988 par les Etats-Unis et la Russie pour mettre fin à la crise des euromissiles. Le FNI interdisait en effet tous les missiles, de croisière et balistiques, à charge conventionnelle ou nucléaire américains et soviétiques, lancés depuis le sol et ayant une portée se situant entre 500 et 5 500 kilomètres, qui sont parfois aussi appelés «missiles balistiques de portée moyenne» (MRBM). Selon un expert français, «la Russie avait probablement fait un test à vide qui lui permettait d’aller plus loin [que 5 500 km] et d’affirmer ainsi [que le missile] n’était pas concerné par le FNI».

Depuis, les Etats-Unis se sont retirés du FNI en affirmant que les Russes l’avaient violé. Il semble que Moscou ait décidé de reprendre peu après le programme qui avait été placé «sous cocon», les équipements conservés dans un environnement protégé, et l’ait ressorti avec un nouveau nom, et cette fois avec sa véritable étiquette de «missile balistique de portée intermédiaire». A laquelle Vladimir Poutine aime ajouter l’adjectif «hypersonique», même si, par définition, tout missile balistique évolue à une vitesse supérieure à Mach 5 (6000 km/h) à un moment de sa course. Cela pourrait expliquer qu’aucun test d’IRBM russe n’a été observé ces dernières années et que Moscou prenne la décision de lancer un matériel expérimental dans des conditions de combat pour un intérêt militaire très limité, sachant que les alliés de l’Ukraine s’empresseront d’en étudier les débris.

De son côté, le service de renseignement militaire ukrainien suggère que le missile pourrait être un Kedr (« cèdre »), un missile balistique intercontinental dont l’agence officielle Tass avait, en 2021, annoncé le développement en 2023-2024 pour remplacer le RS-24 Yars. Selon eux, il a mis quinze minutes pour atteindre Dnipro, comportait six ogives, chacune équipée de six sous-munitions, et il est arrivé sur sa cible à Mach 11, soit 13 500 km/h.

D’où aurait-il été tiré ?

Depuis 1959, les Etats-Unis ont mis en place un système de détection et d’alerte appelé SEW qui en temps réel informe les alliés de l’Otan des décollages de missiles balistiques autour du globe, et calcule, avec la vitesse et l’angle de décollage, la zone d’impact estimée. Les états-majors des pays alliés ont donc su à la première seconde d’où le missile a décollé.

Les Ukrainiens se sont limités à dévoiler le fait que le projectile aurait été tiré «depuis la région d’Astrakhan». Or, il ne semble pas y avoir de silo de lancement dans la zone. Cela indiquerait que le projectile aurait été envoyé dans l’espace depuis un camion – le RS-26, conçu à l’origine pour menacer l’Europe, est une évolution du RS-24 Yars, qui peut être tiré d’un lanceur mobile ou depuis un site fixe. Ou bien qu’il ait été lancé depuis le polygone de tir d’essai de Kapustin Yar, situé à environ 800 kilomètres à l’est de Dnipro – les missiles balistiques peuvent être lancés quasiment à la verticale et retomber tout près de leur site de lancement. C’est ce que font les Nord-Coréens lors de leurs tests, en jouant avec la vitesse de rotation de la Terre, ou Elon Musk avec ses lanceurs. Tirer depuis un site d’essai aurait permis de montrer qu’il ne s’agissait pas d’une attaque nucléaire. Et utiliser un ou plusieurs vieux missiles retirés du service permettrait de ne pas vider les stocks opérationnels russes.

Pourquoi un tel tir ?

Dans un premier temps, l’annonce d’un tir de missile balistique intercontinental au combat a choqué tous les analystes. «Ce serait la première fois dans l’histoire qu’une telle arme serait utilisée contre un pays adverse, même si le message est très calibré, avec le choix de la cible, Dnipro et non pas Kyiv, et des têtes inertes», rappelle l’expert français. Le risque de méprise étant phénoménal, Moscou a utilisé les canaux de communication de réduction du risque nucléaire pour prévenir à l’avance Washington du tir.

Dans un deuxième temps, l’annonce de Poutine selon laquelle il s’agissait finalement d’un missile de portée intermédiaire IRBM, porteur d’une charge conventionnelle et non nucléaire, a déconcerté. Car l’objectif militaire de la manœuvre est assez limité et, dans ce cas, le message stratégique est moins évident. «En faisant cela, ils prennent acte du fait que le chantage nucléaire, brandi sans cesse pour empêcher les Occidentaux d’aider l’Ukraine, ne marche pas. A chaque fois, les verrous ont sauté : livraison de chars, d’avions de combat, et cette semaine l’autorisation de frappe de missiles occidentaux dans la profondeur sur le sol russe. Tout le monde a compris que Moscou ne va pas utiliser une arme nucléaire parce que les Ukrainiens ont tapé un poste de commandement. Alors Poutine a sorti un outil plus crédible, plus équilibré, qui permet de contrôler l’escalade en disant aux Occidentaux : «on est capables de frapper les sites de production en Europe avec des armes conventionnelles», analyse un observateur.

Signe de l’intense confusion qui a régné jeudi, Geoff Brumfiel, journaliste scientifique de la radio américaine NPR, résumait ainsi la situation sur X : «Le gouvernement américain, qui compte des dizaines de milliers d’analystes, se débat également avec la distinction IRBM /MRBM. C’est déroutant.» Quant aux Ukrainiens, ils trompent leur anxiété face à cette escalade perpétuelle en faisant des blagues sur le nom Orechnik, qui signifie «noisetier», qui se traduit par Lishchina» en ukrainien, nom d’une friandise bien connue : «- Le matin : c’est la merde… - L’aprem : c’est la merde… - Le soir : c’est Orechnik…»

Mis à jour vendredi 22 novembre à 12h30 avec des précisions