Certains la connaissent pour l’avoir entendue (et chantée) lors d’innombrables réunions politiques des années 70 et 80. Les plus jeunes l’ont découverte en 2022 dans la saison 5 de la série Netflix, La Casa de Papel. Dans le monde entier, Grândola, Vila Morena ( «Grandola, bourgade brune») est le symbole de la Révolution des Œillets. Plus encore : sa diffusion en radio, dans la nuit du 24 au 25 avril 1974, donna le signal aux militaires conjurés du MFA (Mouvement des Forces armées) pour gagner le centre de Lisbonne, prélude à la fin d’un régime autoritaire instauré en 1926.
Ce jeudi, pour célébrer les 50 ans de la Révolution des Oeillets, Grândola Vila Morena résonnera un peu partout au Portugal, et bien au-delà. La chanson est l’œuvre de José Afonso, né en 1929, militant antifasciste passionné de folklore. Son école a été le fado de Coimbra, lié à la vie estudiantine de la principale université du pays. L’oppression coloniale de son pays en Afrique, qu’il observe de près en passant trois ans comme instituteur au Mozambique, le révolte, et ses chansons se teintent de revendications politiques et sociales.
L’Alentejo, traditions d’entraide
De retour au Portugal, il visite en 1964 Grândola, dans le sud rural et pauvre du Portugal. Le chanteur est impressionné par les traditions de solidarité et d’entraide de cette petite ville de l’Alentejo, et y consacre une chanson : «Grândola, bourgade brune /Terre de fraternité /C’est le peuple qui commande /En toi, ô cité.». Il ne pourra l’enregistrer que des années plus tard.
En 1971 paraît l’album Cantigas de Maio (Chants de Mai). Il est vendu au Portugal, mais Grândola est interdite de radiodiffusion, ce qui lui donne un statut d’hymne de résistance au régime de Marcelo Caetano, qui a succédé en 1968 à Antonio Salazar, au pouvoir depuis 1932.
Il existe en fait deux chansons liées à la Révolution de 1974. La première, E Depois Do Adeus de Paulo de Carvalho, avait représenté le Portugal peu auparavant, le 6 avril, à Brighton, au concours de l’Eurovision (remporté par la Suède et Abba). A 22h 55, son passage radio envoie le premier message aux militaires démocrates : ils devaient alors se tenir prêts et synchroniser leurs montres. Cette ballade dépourvue d’idéologie avait été choisie pour ne pas éveiller de soupçons.
Sur les ondes de la radio de l’épiscopat
En revanche, la diffusion de Grândola Vila Morena sur les ondes de Radio Renascença, la très conservatrice station de l’épiscopat, à 2h10 du matin, envoyait un signal sans équivoque. Du moins pour les rares auditeurs éveillés à cette heure tardive. Parmi eux, les quelques centaines de «capitaines d’avril» qui quittèrent leurs casernes pour entrer dans l’histoire.
A travers le monde, plusieurs chansons vont célébrer la liberté retrouvée. Georges Moustaki chante dans Portugal : «A ceux qui ne croient plus /Voir s’accomplir leur idéal /Dis-leur qu’un œillet rouge /A fleuri au Portugal.» La France vit alors dans l’espoir d’une victoire de l’union de la gauche lors de l’élection présidentielle, qui verra finalement, le 19 mai 1974, la victoire de Valéry Giscard d’Estaing sur François Mitterrand.
Portugal est une adaptation de Fado Tropical, du Brésilien Chico Buarque, qui au même moment était aux prises dans son pays avec les censeurs militaires. Buarque écrivit son propre hommage au 25 avril : Tanto Mar, où il espère que, malgré l’océan qui les sépare, les deux pays seront bientôt réunis dans la démocratie. Le Brésil devra encore attendre onze longues années pour se débarrasser de la dictature des généraux.
Au début de ce mois, le chanteur portugais Antonio Zambujo et le guitariste brésilien Yamandú Costa présentaient à l’Opéra de Lyon et au Théâtre de la Ville à Paris leur propre hommage à la révolution des Œillets, avec un émouvant concert qui s’achevait avec Tanto Mar. Sur scène, Zambujo rappelait que la France avait accueilli nombre de chanteurs contestataires : José Maria Branco, Luis Cilia, Francisco Fanhais ou Sergio Godinho. Grândola Vila Morena fut ainsi enregistré à l‘automne 1970 dans le légendaire studio d’Hérouville (Val-d’Oise), par où sont aussi passés David Bowie, Elton John ou Pink Floyd.
Dans les années qui suivirent, José Afonso, surnommé Zeca, sillonne le Portugal, de coopérative paysanne en usine en grève. Il était proche d’Otelo de Carvalho, le militaire marxiste qui organisa le 25 avril et tenta, sans succès, de devenir président de la République. La fin de sa vie sera un calvaire : atteint de la maladie de Charcot, il ne peut plus ni chanter ni se déplacer, et meurt dans le dénuement en 1987, à 57 ans.