Un «déni de justice» pour les familles du «Bloody Sunday». 53 ans après les faits, un ancien soldat de l’armée britannique a été reconnu «non coupable» des meurtres de deux manifestants nord-irlandais présents le 30 janvier 1972 à Londonderry. Ce jour-là, des parachutistes britanniques avaient ouvert le feu sur une manifestation pacifique de militants catholiques, faisant treize morts et au moins quinze blessés. Un épisode particulièrement violent du conflit en Irlande du Nord qui lui vaut le nom de «dimanche sanglant».
Manque de preuves malgré les «soupçons»
Pour la première fois, un militaire était jugé pour les faits commis ce jour-là par l’armée britannique. Traduit devant un tribunal de Belfast depuis le 15 septembre, ce parachutiste était connu sous le seul nom de «Soldat F». Il avait déjà fait l’objet de poursuites du parquet nord-irlandais en 2019, abandonnées avant d’être relancées en 2022.
Accusé des meurtres de James Wray et William McKinney et de cinq tentatives de meurtres, il a finalement été acquitté ce jeudi 23 octobre, le tribunal jugeant qu’il y avait dans le dossier un défaut de preuves «convaincantes et manifestement fiables». «Quels que soient les soupçons que le tribunal peut avoir sur le rôle de ce F., ce tribunal est contraint et limité par les preuves présentées devant lui», a ajouté le juge Patrick Lynch.
Plus tôt dans le procès, le représentant de l’accusation, Louis Mably, avait déclaré que «la seule question dans cette affaire [était] de savoir si F. faisait partie des soldats ayant participé à cette fusillade, soit en tant qu’auteur principal, soit en tant que participant secondaire». Pour y répondre, les principaux éléments de preuve résidaient dans les déclarations de deux autres parachutistes qui se trouvaient avec le soldat F. au moment des tirs. Mais selon la défense, ces déclarations se contredisaient entre elles et venaient contredire les récits d’autres témoins cités au procès.
Le magistrat a ainsi considéré qu’il était difficile de s’y fier. Dissimulé depuis le début du procès derrière un rideau censé préserver son anonymat, le «soldat F.», qui avait plaidé non coupable, n’avait pas témoigné.
Une décision «profondément décevante»
Face à une salle d’audience comble, et aux dizaines de proches de victimes présentes, le magistrat a toutefois rappelé, au sujet des soldats qui ont tiré «dans le dos de civils non armés» : «Les responsables devraient avoir honte.» Son verdict, très attendu en Irlande du Nord encore marquée par les blessures profondes des décennies de violences intercommunautaires, a été accueilli dans le calme par l’ensemble de l’auditoire.
Antagonismes et réconciliation
Le frère de William McKinney, l’une des victimes, a toutefois dénoncé à l’issue du procès «la responsabilité» de l’Etat britannique pour cet acquittement qu’il estime loin d’être «honorable». Il a accusé la police de n’avoir pas correctement enquêté, et l’armée d’avoir «protégé» ses soldats en leur permettant de «continuer à tuer en toute impunité».
La décision n’a pas laissé de marbre la classe politique. La Première ministre nord-irlandaise Michelle O’Neill, première membre du Sinn Féin, le parti républicain irlandais favorable à l’union avec le sud de l’île, a dénoncé dans un post sur X un jugement «profondément décevant» et un «déni de justice persistant pour les familles du “Bloody Sunday” est profondément décevant». Le chef du parti unioniste, favorable au maintien du lien avec la couronne britannique, a en revanche «accueilli un jugement de bon sens» après «un procès douloureux et très long».
«Les ingrédients d’un meurtre»
Pendant longtemps, les victimes ont souffert d’une version de l’histoire selon laquelle l’armée britannique avait seulement répondu, ce dimanche de janvier 1972, aux tirs de «terroristes» de l’IRA, l’armée républicaine irlandaise composée de paramilitaires indépendantistes opposés à toute présence britannique sur l’île d’Irlande. Une version confortée par un rapport réalisé à la hâte, alors que de nombreux témoignages permettaient de contredire ces affirmations.
Il a fallu attendre 38 ans pour que soit officiellement reconnue en 2010 l’innocence des victimes. Alors Premier ministre du Royaume-Uni, David Cameron avait présenté des excuses officielles pour les faits «injustifiables» du «Bloody Sunday».
Durant le procès du «soldat F.», le représentant de l’accusation a tenu à remettre des mots forts sur les tirs de l’armée britannique lors de cet épisode sanglant. Dirigés sur des civils non armés qui tentaient de fuir, il les a qualifiés d’actes «sans justification» et «avec l’intention de tuer». «Ce sont les ingrédients d’un meurtre.»
Réagissant au verdict dans des propos rapportés par The Guardian, un porte-parole du gouvernement britannique a estimé que l’exécutif était désormais «engagé à trouver un moyen de reconnaître le passé, tout en soutenant ceux qui ont servi leur pays pendant cette période incroyablement difficile de l’histoire de l’Irlande du Nord».
Une seule condamnation, en 2023
Le massacre du «Bloody Sunday» – qui a donné son nom au tube mondial de U2, Sunday Bloody Sunday (1983) – est l’un des moments les plus sombres des presque trente ans de conflit en Irlande du Nord. Opposant les républicains, majoritairement catholiques et partisans d’une réunification avec l’Irlande, aux unionistes protestants défenseurs de l’appartenance de l’Irlande du Nord à la Couronne britannique, le conflit a fait environ 3 500 morts.
Depuis l’accord de paix du Vendredi Saint en 1998, venu mettre un terme au conflit, seul un ancien soldat britannique a été condamné en 2023. Reconnu coupable d’avoir tué un homme d’une balle dans le dos à un check-point en 1988, David Holden a écopé d’une peine de trois ans de prison avec sursis.