Emmanuel Macron et Ursula von der Leyen offrent à l’Europe une piètre pièce de boulevard dont ni la France ni l’Union européenne ne sortiront grandis. Lundi matin, Thierry Breton, le commissaire européen français sortant et désigné pour effectuer un nouveau mandat de cinq ans au sein de la Commission européenne par le chef de l’Etat, le 25 juillet, a présenté sa démission avec «effet immédiat» à la présidente de l’exécutif européen. Une annonce fracassante manifestement destinée à tirer le tapis sous les pieds du chef de l’Etat puisqu’il était prévu que l’Elysée annonce ce lundi 16 septembre qu’il serait remplacé par Stéphane Séjourné, patron de Renaissance et brièvement ministre des Affaires étrangères dans le gouvernement de Gabriel Attal. Un recasage in extremis, l’annonce de la répartition des portefeuilles entre les 26 membres du futur exécutif européen devant avoir lieu ce mardi matin à Strasbourg, devant le Parlement européen.
A Bruxelles, la stupéfaction est totale : jamais dans l’histoire européenne un grand pays comme la France n’a changé de cheval au dernier moment, surtout s’agissant d’un commissaire sortant promis à devenir un poids lourd dans le nouvel exécutif, comme cela a toujours été le cas pour ceux qui ont appris à maîtriser les complexes rouages communautaires. Ce coup de Jarnac souligne à la fois la fébrilité et la faiblesse d’Emmanuel Macron qui ne semble plus rien maîtriser, y compris dans l’un des dossiers où il a montré un indéniable savoir-faire au cours des sept dernières années, l’Europe. «Après avoir dissous l’Assemblée, Macron a décidé de dissoudre Thierry Breton», résume, amusé, un député européen allemand.
Que s’est-il passé ? L’éviction de Breton, commissaire chargé du Marché intérieur, de la Politique industrielle, du Tourisme, du Numérique, de l’Audiovisuel, de la Défense et de l’Espace, avait été demandée à plusieurs reprises par Ursula von der Leyen qui déteste cette forte tête qui n’a pas hésité à lui mettre des bâtons dans les roues et à la critiquer publiquement pour son mode de gouvernance autoritaire. C’est d’ailleurs ce qu’affirme sans fard le commissaire français dans sa lettre de démission : «Il y a quelques jours, vous [Ursula von der Leyen, ndlr] avez demandé à la France de retirer mon nom – pour des raisons personnelles dont vous n’avez jamais discuté directement avec moi – et offert, en compensation, un prétendu portefeuille plus influent pour la France dans le futur collège.» Dès lors, «à la lumière de ces derniers développements, qui témoignent d’une gouvernance douteuse, je dois conclure que je ne peux plus exercer mes fonctions au sein du collège», écrit-il.
Selon nos informations, la présidente de la Commission a expliqué à Emmanuel Macron qu’elle reprochait à Breton d’avoir fait publiquement obstacle à la nomination, en avril, d’un député européen, Markus Pieper, comme «représentant de l’UE pour les PME», une fonction jusque-là honorifique, mais transformée pour l’occasion en poste grassement payé (plus de 20 000 euros par mois pour un contrat de quatre ans qui pourrait être prolongé de deux ans). Du pur clientélisme puisqu’il s’agissait d’une demande directe des chrétiens-démocrates allemands de la CDU, son parti, qui voulait lui trouver un point de chute après vingt ans passé au Parlement européen afin de faire de la place à du sang neuf.
De trop mauvais rapports avec les entreprises américaines du numérique
En voulant passer sur le corps de Thierry Breton – la nomination ayant eu lieu en son absence alors qu’elle relève de ses prérogatives – et en tordant les règles de recrutement afin de complaire à son parti, Von der Leyen a suscité une levée de boucliers parmi les commissaires socio-démocrates et centristes et les eurodéputés (seuls les conservateurs du PPE la soutenant), ce qui l’a contrainte à reculer, montrant ainsi qu’elle n’était pas toute-puissante. Pour ne rien arranger, durant la campagne des européennes, Thierry Breton l’a taclée publiquement à plusieurs reprises sur son mode de gouvernance autoritaire ou encore en soulignant l’absence d’enthousiasme du PPE, largement à la main de la CDU, à la soutenir pour un nouveau mandat. «Malgré ses qualités, Ursula von der Leyen mise en minorité par son propre parti», avait-il tweeté sur X le 7 mars. «La vraie question désormais : «Est-il possible de (re)confier la gestion de l’Europe au PPE pour cinq ans de plus, soit vingt-cinq ans d’affilée ?» Le PPE lui-même ne semble pas croire en sa candidate», ajoutait-il.
D’autre part, Ursula von der Leyen aurait fait valoir au président de la République que le père de la législation réglementant les plateformes numériques (connue sous le nom de DMA-DSA) avait de trop mauvais rapports avec les entreprises américaines du secteur, ce qui risquait de compliquer la relation transatlantique, surtout en cas de réélection de Donald Trump. Elle fait ici allusion à la partie de bras de fer engagée cet été par le commissaire français avec le libertarien Elon Musk, patron de X (anciennement Twitter), accusé de violer la loi européenne. Il faut voir là le tropisme américain d’Ursula von der Leyen et de Bjoern Seibert, son tout-puissant chef de cabinet, qui les conduit à prendre d’abord par réflexe la défense des intérêts américains. Ainsi, le duo s’est d’abord félicité de l’IRA américain (loi visant à réduire l’inflation) sur la transition verte avant de se faire reprendre par la France qui leur a fait remarquer qu’il s’agissait d’une législation protectionniste destinée à attirer à coups de subventions les entreprises européennes aux Etats-Unis…
A priori, ces éléments constituaient autant de raisons de maintenir Thierry Breton à son poste en temps normal, puisqu’il a prouvé son indépendance face à la présidente de la Commission et au PPE, et qu’il a réussi à placer la politique industrielle si chère à la France tout en haut de l’agenda européen (du numérique à la mise en place d’une industrie européenne de la défense avec l’accélération de la production d’obus en passant par la fabrication des vaccins contre le Covid). Pour Aurore Lalucq (Place publique), la présidente de la commission économique et monétaire du Parlement européen, «Thierry Breton, c’était l’homme de la politique industrielle et de la régulation contre une ligne “la concurrence pure et parfaite se suffit à elle-même” incarnée par la Danoise Margrethe Vestager, la commissaire à la Concurrence».
«Les circonstances politiques ont changé»
Surtout, la France n’a jamais cédé à une demande de cette nature d’un président de la Commission, même lorsque c’était justifié pénalement. Ainsi, en 1999, le Luxembourgeois Jacques Santer, qui présidait alors l’exécutif européen, n’avait pu obtenir de Jacques Chirac et de Lionel Jospin le rappel d’Edith Cresson, ancienne Première ministre de François Mitterrand et commissaire à la Recherche, accusée de prévarication (une affaire révélée par Libération), ce qui avait contraint le collège à démissionner en bloc. Mais les temps ont changé, surtout depuis la dissolution ratée de l’Assemblée nationale. Emmanuel Macron est en position de faiblesse politique et Ursula von der Leyen le sait parfaitement : jamais elle n’aurait osé se lancer dans une telle négociation avec un gouvernement français fort.
Il est aussi vrai que les demandes de Von der Leyen ont coïncidé avec le désir de Macron de placer ses hommes et surtout de garder des leviers d’influence à Bruxelles, d’autant que le groupe Renew n’est plus aussi puissant au sein du Parlement de Strasbourg après la déculottée des élections européennes. En effet, Thierry Breton, 69 ans, n’est pas un homme de Renaissance et, comme on le dit avec componction à Paris, «les circonstances politiques ont changé», en clair avec la nomination du LR Michel Barnier à Matignon. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la décision de débarquer Thierry Breton a été prise le même jour que celle de la nomination du nouveau Premier ministre, le premier week-end de septembre. Macron a manifestement estimé qu’il lui fallait à la Commission l’un de ses proches «pur Renaissance», afin de garantir «l’équilibre politique» entre les conservateurs, les socialistes et les libéraux, c’est-à-dire la coalition majoritaire au Parlement. Dès lors, qui de mieux que Stéphane Séjourné qui a présidé plusieurs années le groupe Renew et qui dirige (en théorie du moins) le parti du Président ? D’autant qu’il ne fera pas d’ombre au chef de l’Etat, contrairement à Thierry Breton. «Macron a nommé quelqu’un qui lui mangera dans la main», se désole un eurodéputé français. Et tant pis si ce copinage rappelle «l’ancien monde» tant dénoncé par Emmanuel Macron.
L’Elysée tente de réécrire l’histoire, comme il se doit, en affirmant que le chef de l’Etat a d’abord négocié le portefeuille avant de s’intéresser à la personne, ce qui ne tient pas la route puisque Breton a été confirmé le 25 juillet et non fin août comme cela était possible. Surtout que, en dehors du titre, le portefeuille dont héritera le commissaire français ressemble à celui que détenait Breton, mais tout de même élagué, puisque la défense, le numérique, le tourisme, l’audiovisuel et l’espace (un dossier sur lequel il s’affrontait avec Musk là aussi) seront distribués à d’autres commissaires. Séjourné sera «vice-président exécutif» chargé de la «prospérité et de la compétitivité» avec une autorité directe sur les directions générales du marché intérieur et de l’industrie et disposera d’instruments de financement. Pour le reste, il aura autorité sur quatre commissaires : recherche et innovation, commerce, économie et finance et services financiers. Vu l’expérience de la Commission sortante, ce sera surtout une autorité nominale d’autant que, parions-le, ces commissaires seront sans doute tous PPE et s’adresseront en priorité à Ursula von der Leyen. L’Elysée ne craint pas d’affirmer que, vu le portefeuille, Séjourné est l’homme de la situation, puisque selon Paris, il serait un économiste de qualité, ce que le monde semblait ignorer jusque-là. Pour en rajouter, rappelons qu’il ne parle pas parfaitement anglais, ce qui est un rien gênant pour un tel poste… Le Parlement européen aurait donc toutes les raisons de le retoquer, mais, vu le rapport de forces internes, c’est douteux.
Pour s’en sortir la tête haute, le chef de l’Etat aurait pu nommer une femme au nom de l’égalité (malmenée) au sein de l’exécutif communautaire, ce qui aurait donné un certain panache à ce revirement. Mais l’Elysée n’en est même plus là à l’heure du sauve-qui-peut général. Autant dire que l’habillage laborieux de la capitulation de Macron face à Von der Leyen et son reniement de la parole donnée ne résistent pas à l’analyse : c’est bien cette dernière qui dicte sa volonté. «La présidente de la Commission considère désormais la France, sans gouvernement stable avant longtemps, comme un petit pays qui ne mérite pas plus de considération, estime un haut fonctionnaire européen, l’influence française va en pâtir et c’est la CDU allemande qui va dicter la marche de l’Europe.» «C’est un aveu de faiblesse terrible», reconnaît Aurore Lalucq. Ursula von der Leyen, qui a montré qu’elle n’hésitait pas à se débarrasser d’un commissaire gênant, comme l’avait déjà démontré le renvoi, en août 2020, du commissaire irlandais au Commerce, Phil Hogan, pour une affaire lunaire de violation des règles de confinement, est désormais hors de contrôle. Qui osera encore s’opposer à elle ?