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Libération
50 ans, 50 combats

De la CEE triomphante au «non» de 2005, l’Europe, engagement contrarié de «Libération»

Libération a 50 ansdossier
Ignorée par le journal à ses débuts, la construction communautaire va devenir, dans les années 80 et 90, un pilier du positionnement de «Libé». Jusqu’à ce que la rédaction se fracture sur le sujet, à l’image de la gauche.
La une de «Libé» du 30 mai 2005.
par Jean Quatremer, Correspondant européen
publié le 31 octobre 2023 à 1h10

Si ce qu’on appelait dans les années 70 le «tiers-mondisme», c’est-à-dire le soutien aux peuples qui luttent pour leur liberté, fait incontestablement partie de l’ADN de Libération, un journal né de la fièvre post-68, ce n’est pas le cas de la construction communautaire. «L’Europe, à l’époque, ce n’était pas un sujet. Ni dans la société, ni au journal», se rappelle Pierre Haski (1). Il faut attendre le «tournant de la rigueur», en 1982-1983, et donc le choix de l’Europe par François Mitterrand, élu en 1981, pour que ce thème fasse son entrée dans les pages du journal avant de devenir l’un des marqueurs majeurs de son identité.

Libé, «ce sont d’abord les luttes sociales et sociétales et bien sûr la politique», rappelle Jean-Michel Helvig (2). A l’image de la pensée politique française, le journal ne s’intéresse à l’étranger que lointain. Les pays voisins, et plus encore l’économie, sont souvent négligés si ce n’est sous l’angle des luttes sociales. Or, la Communauté économique européenne (CEE) de l’époque se résumait pour l’essentiel à la politique agricole commune (PAC) et à la gestion du charbon et de l’acier (CECA), des sujets technocratiques gérés par des technocrates. Pour ne rien arranger, le fait que Valéry Giscard d’Estaing, président entre 1974 et 1981, ait fait de la relance européenne l’une de ses priorités, ne fait que renforcer la méfiance, pour ne pas dire la défiance, qu’elle suscite : au fond, la CEE n’est que le cheval de Troie du capitalisme international travesti en projet de paix…

La relance de Libération, en 1981, juste après l’élection de François Mitterrand, n’apporte guère de changement dans le traitement de cette actualité, même si l’économie y fait son apparition avec la création d’un service dédié qui compte des journalistes comme Pierre Briançon (3), Laurent Joffrin (arrivé en 1981) ou Jean-Michel Baer, qui deviendra l’un des conseillers de Jacques Delors à Bruxelles en 1985. Le service étranger, lui, demeure hermétique aux questions européennes. Mais l’échec sous la contrainte extérieure du «socialisme dans un seul pays», acté par les dévaluations successives du franc et la confirmation de l’imperium du mark allemand, conduit François Mitterrand à y substituer le projet européen. Pour le président de la République, la relance de la construction communautaire, passant notamment par l’achèvement du Marché unique – qui a pris un énorme retard – et la création d’une monnaie unique – qui le chapeautera –, devient, en 1983-1984, la nouvelle colonne idéologique du mitterrandisme.

Un choix perçu par la gauche du PS et par le PCF, encore puissant à l’époque, comme celui du néolibéralisme, au moment même où cette idéologie triomphe au Royaume-Uni (avec l’élection en 1979 de Margaret Thatcher) et aux Etats-Unis (où Ronald Reagan a succédé en 1980 à Jimmy Carter). En outre, «il faut bien voir qu’à l’époque, le PS est anti-atlantiste (mais pas pro-soviétique) et anti-allemand. Or l’Europe est perçue comme étant aux mains de l’Allemagne», souligne Jean-Michel Helvig. Cette fracture marquera pour longtemps la gauche et ne fera que s’approfondir au fil du temps. Y compris à Libération qui en est le reflet.

Ce tournant de la rigueur est soutenu par le service économie de Libé. La base du journal n’y trouve d’abord rien à redire, «le journal de l’époque ne s’intéressant pas vraiment aux contraintes du système monétaire européen et étant surtout très tolérant», se souvient Pierre Briançon. Serge July approuve cet engagement d’autant qu’il lui vaut la reconnaissance de ses pairs. C’est au cours de ces mois décisifs que se forge son engagement européen qui ne se démentira pas jusqu’à son départ du journal en 2006.

Une légende tenace veut que ce soit François Mitterrand qui l’ait converti. «C’est faux, le président détestait Libé», se souvient Jean-Michel Helvig, car c’était l’incarnation du gauchisme soixante-huitard qu’il haïssait et qui avait failli briser sa carrière. En revanche, son entourage (Jacques Attali, Hubert Védrine ou Elisabeth Guigou) parie sur Libé et lui ouvre un canal privilégié d’informations d’autant que le Matin de Paris, quotidien très proche du PS, agonise. La tendresse personnelle à l’égard de Libération de Jacques Delors, ministre des Finances de François Mitterrand avant d’être nommé président de la Commission européenne en 1985, jouera aussi un rôle dans le développement de l’attachement du journal à l’idée européenne : son fils, Jean-Paul, y avait en effet travaillé jusqu’à sa mort d’une leucémie en 1982.

C’est seulement avec Didier Pourquery, recruté en 1982, qu’un journaliste est enfin chargé de suivre l’actualité communautaire : il commencera au sein du service économie, avant d’étendre naturellement son champ d’action à partir de 1983. Mais le sujet intéresse toujours aussi peu les lecteurs : «Dès que la une portait sur l’Europe, les ventes chutaient», raconte Jean-Michel Helvig. Pourtant Libération affirme son choix européen et lance, le 3 mars 1989, un cahier «Europe» hebdomadaire de huit pages. François Féron, ingénieur agronome converti au journalisme et qui est entré au service économie en 1985, convainc Serge July et Dominique Pouchin, alors rédacteur en chef, de se lancer dans cette coûteuse aventure, ces pages ayant le don de repousser les annonceurs. L’idée est d’accompagner l’achèvement du marché intérieur prévu pour 1993, mais aussi la future négociation de ce qui deviendra le traité de Maastricht en couvrant l’Europe dans toutes ses dimensions : sociale, culturelle, économique, sportive, mais aussi institutionnelle. En septembre 1990, je rejoins le cahier Europe alors que je travaillais depuis 1986 au service société : pour Féron, ma formation de juriste en droit international et européen m’y destine naturellement. Je suis à peine installé qu’il annonce qu’il abandonne le journalisme pour reprendre sa thèse en neurobiologie (il connaîtra une brillante carrière d’enseignant-chercheur). Me voilà à la tête du cahier Europe sans l’avoir voulu.

Un an plus tard, avec l’effondrement de l’URSS et les théories sur la «fin de l’histoire», la direction du journal s’interroge sur l’avenir de la construction communautaire. Serge July, croisé au détour d’un couloir, m’affirme même qu’elle n’a plus d’avenir, la démocratie libérale ayant définitivement triomphé… Presque au même moment, le cahier Europe, jusque-là autonome, est rattaché au service étranger, ce qui n’est pas bon signe. Je suggère alors à Serge July de créer un poste de correspondant permanent à Bruxelles afin de sanctuariser le traitement de l’Europe. Comme toujours avec lui, la décision est prise en quelques secondes et il me propose dans la foulée le poste, que j’accepte. En janvier 1992, je m’installe dans la capitale européenne, juste avant une succession de crises inaugurée par le «non» du Danemark au traité de Maastricht, au mois de juin.

En septembre 1992, la France, elle, adopte ric-rac par référendum ce traité créant la monnaie unique. Certes, la gauche souverainiste (qui veut prendre sa revanche sur 1983 et la politique du «franc fort» qui a suivi) se prononce en faveur du non, mais il n’y a alors pas vraiment de débat au sein du journal : l’idée européenne reste une évidence même si beaucoup rêvent d’une Europe plus sociale. Comme l’écrit Serge July le 21 septembre 1991, «le règne mitterrandien vient de trouver de justesse une cohérence : à tous les grands carrefours depuis 1982 et les premières mesures sur la rigueur financière, le chef de l’Etat aura pris systématiquement le parti de l’Europe. On attendait le socialisme, ce sera l’Europe qui aura vraiment fait son chemin avec Mitterrand». Le 26 mai 1993, l’arrêt du cahier Europe est décidé par la direction : faute d’annonceurs, il n’est déjà plus que l’ombre de lui-même, réduit à quatre pages. L’argument, pour justifier cette décision, est que désormais l’Europe sera partout dans le journal et que le poste de correspondant à Bruxelles sera la clef de voûte de cet engagement européen. Un axiome qui ne se vérifiera pas vraiment, l’actualité internationale prenant souvent le pas, dans les pages, sur l’actualité communautaire.

La tendance s’accentuera jusqu’en 2005 et le référendum sur le traité constitutionnel européen. Une date qui marque une vraie rupture dans l’histoire européenne de Libération entre, d’une part, une direction toujours fermement europhile et, d’autre part, une base plus sensible aux idées de la gauche radicale promouvant l’idée d’une «autre Europe». «Je croyais en la force du rationnel et je me suis totalement planté», reconnaît Jean-Michel Helvig. Car, à sa grande surprise, une large partie des journalistes prend position pour le «non» alors que la direction croyait que leur silence jusque là valait approbation. «Beaucoup s’étaient politisés lors des grandes grèves de décembre 1995 et étaient persuadés qu’il existait un modèle civilisationnel français, l’Europe n’étant que le fourrier de l’ordolibéralisme allemand», poursuit Helvig.

L’éditorial de Serge July du 30 mai 2005, au lendemain du «non» français, intitulé «chef-d’œuvre masochiste», déclenche une grave crise au sein du journal et n’est pas étranger à une certaine hémorragie des ventes qui aggravera les difficultés financières du journal. Une partie des lecteurs se sent insultée par cette analyse, qui dénonce «un désastre général et une épidémie de populisme qui emportent tout sur leur passage, la construction européenne, l’élargissement, les élites, la régulation du libéralisme, le réformisme, l’internationalisme, même la générosité». Un an plus tard, cette incompréhension entre deux générations de journalistes de Libération fera aussi partie des raisons qui aboutiront au départ de July et d’une partie de la direction.

Cette fracture causée par le «non» de 2005 a fini par emporter une gauche française, incapable de la surmonter. Elle s’est, au journal, partiellement résorbée au vu des crises européennes (zone euro, Covid, Brexit, guerre en Ukraine) qui ont démontré l’inanité d’une France isolée dans le monde. Mais si l’Europe continue indubitablement à faire partie de l’identité du journal, elle n’a jamais retrouvé la tranquille évidence qui était la sienne pour une génération née dans l’immédiat après-guerre.

(1) Membre de la rédaction de 1981 à 2007, journaliste au service étranger, puis correspondant à Jérusalem et à Pékin, chef du service étranger et enfin directeur adjoint de la rédaction. Il est aujourd’hui président de Reporters sans frontières et chroniqueur sur France Inter.
(2) Membre de la rédaction de 1986 à 2006, hef du service politique puis directeur adjoint de la rédaction.
(3) Membre de l’équipe entre 1980 et 1998, chef du service économie, correspondant à Moscou puis à Washington puis rédacteur en chef.