L’Union européenne peine à sortir de sa dépendance aux Etats-Unis qui ont assuré sa défense durant quatre-vingts ans. Or, elle n’a pas le choix que de se réarmer massivement face à une Russie de plus en plus agressive, la Commission jugeant probable une guerre d’ici 2030. Sylvain Kahn, professeur au Centre d’histoire de Sciences Po, qui vient de publier l’Atlantisme est mort ? Vive l’Europe ! (éditions de l’aube), se veut optimiste : non seulement l’Union parviendra à assumer sa défense, mais de cette aventure naîtra un «Etat européen».
La guerre en Ukraine a débuté il y a bientôt quatre ans, l’Europe peine à se réarmer massivement alors même que la Commission et certains Etats membres estiment une guerre possible avec la Russie d’ici 2029. Comment l’expliquer ?
Il y a une double explication à cette lenteur : d’une part, la défense est au cœur du régalien et, d’autre part, le rejet de la Communauté européenne de défense par la France en 1954 a conduit les Etats européens à remettre les clés de leur sécurité à l’Otan et aux Etats-Unis. Il a fallu attendre le traité de Maastricht en 1992 pour que l’Union ose à nouveau se réintéresser à cette question. Les progrès sont lents, mais réels. Le problème est qu’aujourd’hui, entre la menace russe de plus en plus pressante et le retrait de la garantie de sécurité américaine décidée par Donald Trump, l’Union n’arrive pas à passer en surmultiplié alors qu’il y a urgence. Il est ainsi un rien pathétique que les Etats se chamaillent avec la Commission pour savoir si elle est compétente pour rédiger une «feuille de route» listant les priorités et les étapes du réarmement européen pour la préparer à un affrontement majeur avec Moscou à l’horizon 2030. Mais entre 1945 et 2025, il s’est écoulé quatre-vingts ans, soit presque trois fois plus que la période qui sépare 1914 de 1945, et des habitudes de travail collectif en profondeur ont été prises, y compris avec des manies dont il est difficile de sortir.
Faut-il désespérer de l’Union ?
Non. Si l’on regarde les choses dans la durée, en moins de dix ans, la politique de défense a considérablement évolué. Une agence européenne de défense et un fonds européen ont été créés, l’Union a acheté des armes pour l’Ukraine en détournant un autre fonds de sa fonction première, le programme Safe [pour Security for Action for Europe, ndlr] voté cette année va permettre à l’Union d’emprunter 150 milliards d’euros pour aider les Etats européens à se réarmer, un véritable marché intérieur de l’armement va enfin voir le jour, l’Union venant tout juste d’adopter le programme Edip [pour European Defence Industrial Programme], ou encore un commissaire européen à la défense a été nommé. Surtout, toutes ces innovations sont incrémentales et en appellent d’autres, car une fois que la machine communautaire se met en marche avec à la manœuvre une institution supranationale, la Commission, rien ne l’arrête, comme l’ont montré la monnaie unique et l’intégration économique et financière qui a suivi. C’est pour cela que les Etats résistent. Mais à l’échelle de l’histoire, les querelles actuelles ne sont pas très graves.
Interview
Mais a-t-on le temps face au danger existentiel de la Russie, mais aussi désormais des Etats-Unis de Donald Trump qui tentent de déstabiliser nos démocraties ?
C’est vrai. Mais quand le Covid est apparu, l’Union n’avait pas le temps et pas de compétences dans ce domaine et pourtant les décisions ont été prises très rapidement. C’est pareil avec la défense. Le tempo s’accélère. Regardez la façon dont les Européens ont réussi à augmenter leur production d’obus de 155 mm : avec quelques mois de retard sur le calendrier initial, l’Union en produit désormais plus que les Américains. Ce résultat impressionnant nous rappelle que l’Europe est un très vieux continent doté d’un patrimoine industriel et d’un savoir-faire économique inégalables dès lors qu’il est mobilisé. La séquence que nous vivons, j’en suis persuadé, va déboucher sur la création d’un Etat européen sans que les acteurs gouvernementaux en aient forcément conscience : comme l’a noté Charles Tilly, le regretté sociologue et politiste américain, la guerre a fait l’Etat et l’Etat a fait la guerre. Ce sera certes un Etat baroque au sens architectural du terme, tout en irrégularité et en absence de ligne droite : ce ne sera pas un Etat au sens classique du terme, il y aura de l’intergouvernemental et du fédéral mélangés ; du national, du réseau et du supranational intriqués.
Reste que les dons européens d’armement à l’Ukraine ont fléchi ces trois derniers mois selon l’Institut de Kiel…
C’est exact alors que durant le premier semestre de l’année 2025, les Européens avaient réussi à compenser quasiment à 50 % l’arrêt des dons d’armes par les Américains. Les Européens sont confrontés à leurs limites capacitaires et budgétaires, ce qui va les contraindre à faire des choix à la fois subtils et incisifs dans la défense, la lutte contre le changement climatique, leur système social, etc. Or, pour l’instant, ils ne le font pas car une partie des Européens, dont les Français et les pays du Sud, ne sont pas conscients de la menace russe.
La coopération dans le domaine de l’armement connaît aussi de sérieux ratés, notamment entre l’Allemagne et la France, quand on voit la difficulté que rencontrent le char et l’avion de combat du futur.
C’est exact. Mais comparons avec Airbus : ce succès européen a été le fruit d’un demi-siècle de concentrations d’industries aéronautiques très fragmentées. Cette consolidation a eu lieu parce que l’aviation civile évolue dans un marché très concurrentiel avec très peu d’acteurs. Dès lors, les industriels se sont rendu compte que s’ils ne voulaient pas disparaître, notamment face à des concurrents américains très bien organisés, la meilleure des stratégies était de se rapprocher, une concentration facilitée par les politiques publiques. Autrement dit, Airbus ne s’est pas fait en un claquement de doigts. Je pourrais prendre un autre exemple : Arianespace et l’Agence spatiale européenne, même si là les politiques publiques ont joué un rôle plus important.
Dans le domaine militaire, c’est complètement différent puisqu’il n’y a pas de marché concurrentiel : les entreprises dépendent de la commande publique et donc de la stratégie des Etats. De plus, ces derniers entretiennent des liens consanguins avec les industriels. L’enjeu aujourd’hui est donc de créer une commande publique européenne afin de pousser à des investissements de long terme et bien sûr à des regroupements industriels. Cela implique de créer une «puissance publique européenne» qui passera commande : cette mission pourra être confiée à la Commission, à l’Agence européenne de défense ou à une coalition d’Etats – au regard de l’histoire, la forme n’a pas d’importance. Déjà, la puissance industrielle est là, puisque sur les 25 premiers exportateurs mondiaux d’armes, on compte dix pays européens qui pour l’instant se font concurrence sur les marchés extérieurs. On doit mettre fin à cette fragmentation pour pouvoir réarmer l’Europe.
On a le sentiment que les Etats européens continuent à nier la rupture du lien transatlantique alors qu’elle était prévisible depuis le premier mandat de Donald Trump…
J’appelle cela de «l’emprisme», que je décline de la notion d’emprise que l’on connaît dans les relations humaines. Trump pousse les Européens à entrer dans une relation de dépendance abusive consentie. On l’a vu lors du soi-disant accord commercial conclu en juillet entre la Commission et les Etats-Unis qui n’est rien d’autre qu’un accord mafieux : en échange de notre protection militaire, qui reste non garantie, vous allez accepter un traité aux termes duquel vous allez démanteler vos barrières douanières pendant que moi je taxerai vos biens à 15 %. Et comme dans toute relation d’emprise, les Européens se sont dit que c’était moins pire que pire et qu’il fallait l’accepter. Tant qu’ils ne sortiront pas collectivement de cet emprisme, comme l’a déjà fait la France et a commencé à le faire l’Allemagne, il restera difficile d’accoucher d’une industrie de défense européenne et donc d’une défense européenne indépendante.