La nouvelle d’une libération d’ampleur bruissait dans la matinée puis commençait à être annoncée par les médias américains. Elle s’est confirmée en milieu d’après midi par la Turquie : «Le MIT [services de renseignement turcs, ndlr] a mené à Ankara l’opération d’échange de prisonniers la plus importante de ces derniers temps, qui a impliqué l’échange de 26 personnes provenant des prisons de sept pays différents (Etats-Unis, Allemagne, Pologne, Slovénie, Norvège, Russie et Biélorussie)», a annoncé la présidence turque dans un communiqué, précisant que sept avions ont participé au transport des prisonniers et que «dix prisonniers, dont deux mineurs, ont été transférés en Russie, treize en Allemagne et trois aux Etats-Unis».
Dans un communiqué diffusé sur le réseau social X, le président américain Joe Biden s’est félicité de cet «accord de libération» et l’a qualifié de «prouesse diplomatique». Le locataire de la Maison Blanche a également annoncé que trois ressortissants américains et un résident permanent titulaire d’une carte verte faisaient partie des 16 personnes libérées par la Russie, dont cinq Allemands et sept Russes. «Certaines de ces femmes et certains de ces hommes ont été injustement détenus des années durant. Tous ont enduré des souffrances inimaginables. Leur agonie est aujourd’hui terminée», ajoute le dirigeant démocrate, qui condamne les «procès spectacles» menés en Russie. De son côté, Dmitri Medvedev, ancien président russe et actuel numéro 2 du Conseil de sécurité dans le pays, salue le retour en Russie de ceux «ayant travaillé pour la patrie».
Parmi les plus gros noms évoqués confirmés par la Turquie, on trouve le journaliste américain du Wall Street Journal Evan Gershkovich, qui était accusé d’espionnage par les autorités russes, et avait été condamné il y a deux semaines à seize ans de prison. Une peine démesurée pour une affaire traitée au pas de charge en seulement deux audiences et à huis clos par un tribunal d’Iekaterinbourg. Il avait été arrêté en mars 2023. «Evan est libre et en route pour rentrer chez lui […] Nous sommes profondément soulagés et heureux pour Evan et sa famille, ainsi que pour les autres personnes qui ont été libérées», s’est félicitée dans un communiqué une responsable du journal, parlant d’un «jour historique».
Breaking: Russia freed wrongly convicted WSJ reporter Evan Gershkovich as part of the largest and most complex East-West prisoner swap since the Cold War https://t.co/MAPTNZ6Wdf pic.twitter.com/kNW9cezaDg
— The Wall Street Journal (@WSJ) August 1, 2024
Le marine Paul Whelan a aussi été libéré. Arrêté fin 2018, le soldat avait été condamné lui aussi à seize ans de prison fin juin 2020 dans un procès dénoncé par Washington. Il était lui aussi accusé d’espionnage. Le dissident politique russe Vladimir Kara-Mourza, condamné à vingt-cinq ans de prison en avril 2023 pour «trahison» et «diffusion de fausses informations» sur la guerre en Ukraine, a lui aussi retrouvé la liberté, confirme le président Biden.
Rico Krieger, un Allemand condamné au Bélarus pour «terrorisme» et «mercenariat», et l’opposant russe Ilia Iachine, condamné fin 2022 à huit ans et demi de prison pour avoir dénoncé des crimes imputés à la Russie en Ukraine, figurent également parmi les noms révélés par la Turquie.
Des opposants à Vladimir Poutine désormais libres
Même si les noms de tous les prisonniers concernés par cet échange n’ont pas été communiqués officiellement par la présidence turque, quelques pistes se dessinent. Selon le média indépendant russe Meduza, Oleg Orlov, figure de la défense des droits humains en Russie, qui purgeait une peine de deux ans et demi de détention, aurait été libéré. Deux collaboratrices de l’adversaire numéro un du Kremlin, Alexeï Navalny, mort en prison en février, Lilia Tchanycheva et Ksenia Fadeïeva, ne figurent également plus dans leur lieu de détention.
Les soutiens de l’artiste Alexandra Skotchilenko, condamnée à sept ans pour avoir remplacé des étiquettes de prix de supermarchés par des messages dénonçant l’offensive contre l’Ukraine, ont également déclaré qu’elle avait été transférée de sa prison de Saint-Pétersbourg. Kevin Lik, un jeune russo-allemand de 19 ans condamné pour «trahison», a également été transféré de sa colonie pénitentiaire, a rapporté mardi le média indépendant SotaVision. Même situation pour le militant Daniil Krinari, condamné en avril à cinq ans de prison pour avoir «coopéré avec l’Ukraine», selon l’ONG de défense des droits OVD-Info.
En échange, Moscou s’est vu remettre, selon la présidence turque, Vadim Krassikov, un agent russe présumé emprisonné en Allemagne pour l’assassinat d’un ex-commandant séparatiste tchétchène à Berlin en 2019. Parmi les autres Russes potentiellement concernés, Alexander Vinnik, un informaticien accusé d’avoir dirigé BTC-e, une plateforme d’échange de cryptomonnaies qui aurait blanchi des milliards de dollars de revenus criminels. Aussi, «le journaliste Pablo González, qui a été emprisonné en Pologne plus de deux ans et cinq mois, accusé d’espionnage, a été libéré et transféré pour le moment vers son pays de naissance», la Russie, a annoncé jeudi son avocat Gonzalo Boye.
Pourrait figurer également Vladislav Kliouchine, un entrepreneur offrant des services de surveillance des médias et réseaux sociaux, condamné aux Etats-Unis pour fraude. Ou encore Vadim Konochtchenok, accusé d’avoir fourni à la Russie des semi-conducteurs et munitions fabriqués aux Etats-Unis.
Plusieurs jours de rumeurs et tractations
Le gouvernement allemand a estimé jeudi que cet échange de prisonniers, impliquant notamment la libération d’un agent présumé du FSB, n’avait «pas été facile» mais s’imposait pour aider les personnes arbitrairement emprisonnées par Moscou et Minsk. Le porte-parole du chancelier Olaf Scholz, Steffen Hebestreit, a expliqué que Berlin avait dû réaliser un arbitrage difficile entre l’impératif de l’exécution de la peine de l’agent présumé du FSB jusqu’à son terme et «la vie de personnes innocentes emprisonnées en Russie pour des raisons politiques». Au final, «notre devoir de protection» et la «solidarité» avec les Etats-Unis ont primé dans cette affaire, selon le porte parole.
Depuis plusieurs jours, les spéculations allaient bon train sur un accord imminent, après que plusieurs prisonniers détenus en Russie ont disparu de leurs colonies pénitentiaires, un phénomène inhabituel. Cet échange a été le premier entre Moscou et les Occidentaux depuis la libération en décembre 2022 de la joueuse américaine de basket Brittney Griner détenue en Russie pour une affaire de stupéfiants contre celle du célèbre trafiquant d’armes russe Viktor Bout, emprisonné aux Etats-Unis.
Un précédent échange en 2010 avait vu la libération de 14 espions, dont les Russes Anna Chapman condamnée aux Etats-Unis et Sergueï Skripal, agent double emprisonné en Russie. De grands échanges impliquant autant de personnes n’avaient pas eu lieu depuis ceux des années 1985 et 1986, pendant les dernières années de la guerre froide.
Un avion précédemment utilisé pour l’échange de Brittney Griner et Viktor Bout avait quitté jeudi matin Moscou pour l’enclave russe de Kaliningrad avant de repartir vers la Russie en fin de matinée, selon le service de suivi des vols Flightradar24.
Mise à jour à 17 h 10 avec des précisions quant à l’identité des prisonniers libéré : à 18 h 55, avec les déclarations de Joe Biden et du gouvernement allemand.