Menu
Libération
Les voix de l'Europe (11/27)

Elections européennes à Chypre : le rêve persistant de réunification

Elections européennes 2024 dossier
Dossiers liés
Pour l’île de Chypre, le 9 juin 2024 marque à la fois la date des élections européennes et celle du 20e anniversaire de son entrée au sein de l’Union, lors du cinquième élargissement en 2004. Mais également les 50 ans de l’invasion turque qui a divisé le territoire en deux, entre les Chypriotes de langue grecque, au sud, et ceux de langue turque, au nord.
Dans la partie turque de Nicosie, à Chypre, en avril 2023. (Polyvios Anemoyannis/Hans Lucas / AFP)
par Kyriakos Pierides, journaliste à Politis
publié le 8 mai 2024 à 15h10

Cet article fait partie du projet collaboratif Voices of Europe 2024, impliquant 27 médias de toute l’UE et coordonné par Voxeurop. D’ici au scrutin du 9 juin, nous publierons un article par pays de l’Union, pour prendre le pouls de la campagne des européennes sur tout le continent. Retrouvez tous les épisodes de cette série ici.

L’île de Chypre, qui a tenu à conserver sa neutralité lors de la Guerre froide, constitue aujourd’hui l’un des Etats les plus avancés pouvant se prévaloir d’une longue tradition démocratique. Pourtant, elle ne parvient toujours pas à se défaire de son problème le plus complexe, à savoir le clivage politique et géographique qui la sépare en deux. Au sud, la République de Chypre, parfaitement intégrée à l’UE et où l’on retrouve principalement des Chypriotes de langue grecque. Au nord, la communauté chypriote turque peuple la République turque de Chypre du Nord, sous l’influence politique et militaire d’Ankara. Si l’adhésion de l’île à l’Union européenne concerne l’ensemble du territoire, le processus d’harmonisation du droit interne avec l’acquis communautaire est lui suspendu jusqu’à ce que ce problème soit résolu.

L’ONU, à l’instar de l’Europe, appelle à une réunification du territoire en une seule et même république fédérale. Il s’agirait d’après ces deux institutions du seul moyen d’apporter à l’île une paix durable et de la délivrer de la présence militaire turque qui couvre 37 % du territoire. Sans réunification, les tensions entre les deux communautés persisteront, de même que celles avec la Turquie qui compliquent les affaires européennes dans la région.

L’année 2024 marque également d’autres anniversaires peu joyeux pour cette île méditerranéenne : celui du coup d’Etat de 1974 orchestré par la dictature des colonels alors au pouvoir en Grèce, événement suivi par l’invasion turque qui a divisé le territoire en deux ; ou les 60 ans des premières émeutes sanglantes entre Chypriotes grecs et turcs de 1964. Depuis, l’ONU maintient une mission de maintien de la paix sur l’île pour éviter que la situation ne dégénère.

Une opportunité manquée

Contrairement à d’autres pays dans le même cas, Chypre n’a pas réussi à se servir de son adhésion à l’Union européenne comme moteur de réunification, de coopération, et de réconciliation. Cet échec s’explique à la fois par le manque de figures politiques œuvrant pour ce projet et par les conflits incessants avec la Turquie, qui a ses propres intérêts à défendre dans la région. Une approche judicieuse consisterait à consolider les relations entre la Turquie et l’UE (via un renforcement de l’union douanière ou une libéralisation du régime des visas), ce qui aurait pour effet de rapprocher les deux communautés chypriotes et de persuader l’ONU de reprendre les pourparlers au sujet de la réunification des deux territoires. De son côté, l’UE se déclare prête à soutenir toute initiative allant en ce sens par tous les moyens possibles.

Les élections européennes, seule occasion où les Chypriotes turcs et grecs participent à un processus démocratique en tant que citoyens européens, constituent peut-être un espoir de réunification. Les deux communautés croient encore en un futur commun au sein de l’Union européenne. Chaque année, les Chypriotes de langue turque sont de plus en plus nombreux à participer aux élections. La plupart d’entre eux soutiennent l’Europe, et préféreraient une réunification avec le Sud sous la forme d’un Etat fédéral à une annexion par la Turquie. En 2019, ils ont même élu un eurodéputé appartenant au Parti progressiste des travailleurs (AKEL, extrême gauche), membre du Groupe de la Gauche au Parlement européen. L’Europe représente pour eux une ouverture sur un monde moderne, régi par des lois démocratiques et qui se tient à certains standards économiques et sociaux. De leur côté, les dirigeants de langue grecque, qui parlent au nom de Chypre au sein des institutions européennes, ont souvent tendance à négliger cette perspective.

Entre avantages et défaillances

Les Chypriotes de langue grecque considèrent que leur pays a grandement bénéficié de son entrée dans l’UE. Tous les enfants nés ces vingt dernières années ont vécu une vie de citoyens européens. Les sondages Eurobaromètres démontrent que la plupart des Chypriotes n’envisagent pas un futur en dehors de l’UE. De plus, la plupart ont aujourd’hui conscience que le monde était plus imprévisible et plus instable. A une centaine de kilomètres à peine de Chypre se trouve Gaza, où des milliers de femmes et d’enfants payent de leur vie les conséquences de ce nouveau conflit au Moyen-Orient. L’invasion russe en Ukraine a de son côté fait naître la crainte d’une nouvelle guerre froide. Dans le contexte géopolitique actuel, Chypre se tourne de plus en plus vers l’Europe et délaisse ses relations opportunistes avec d’autres puissances comme la Russie et la Chine.

L’île peine néanmoins à se hisser aux standards exigeants de l’Union européenne, que ce soit en matière d’environnement et de polluants ou en ce qui concerne le fonctionnement de ses institutions et le respect de l’Etat de droit. Bien content de profiter des avantages qu’offre une appartenance à l’UE, le gouvernement chypriote rechigne cependant à les utiliser à bon escient via des politiques à long terme et refuse d’assumer pleinement ses responsabilités envers cette institution.

Vingt ans plus tard, Chypre, autrefois meilleur élève de la classe, traîne derrière d’autres pays comme l’Estonie, la Slovénie, et Malte. Aujourd’hui, l’île véhicule plutôt l’image d’une crapule versatile qui s’étonne d’être prise en flagrant délit, comme lors de la crise financière en 2013, du scandale concernant la vente de passeports dorés en 2017, ou de celui des logiciels espions en 2020.

L’un des changements les plus marquants au sein du paysage politique chypriote est l’ascension du Front populaire national (Elam, néofasciste), qui confirme la tendance observée dans divers pays européens comme les Pays-Bas, le Portugal, ou encore l’Allemagne et la France. Ceux qui ont perdu au change sont probablement les partis qui se sont laissés séduire par les positions populistes qu’adopte Elam sur diverses questions comme – entre autres – l’immigration. C’est grâce à ce populisme qu’il a lui-même contribué à répandre que le parti rencontre désormais un succès électoral incontestable.

Mis à jour le 24 mai à 16 h 47, en qualifiant Elam de mouvement «néofasciste» et non «d’extrême droite»