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Elections européennes au Luxembourg : pays dévoué à l’Union européenne, mais aussi à ses propres intérêts

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Le grand-duché maintient un équilibre délicat entre sa propre prospérité, qui repose en grande partie sur les niches fiscales et les investissements étrangers, et son engagement en faveur du projet européen.
Luc Frieden, le nouveau Premier ministre luxembourgeois, incarne parfaitement le deux poids deux mesures de son pays quand il s’agit de l’Europe. (Diego Ravier/Hans Lucas via AFP)
par Christoph Bumb, rédacteur en chef de Reporter.lu
publié le 24 mai 2024 à 7h37

Cet article fait partie du projet collaboratif Voices of Europe 2024, impliquant 27 médias de toute l’UE et coordonné par Voxeurop. D’ici au scrutin du 9 juin, nous publierons un article par pays de l’Union, pour prendre le pouls de la campagne des européennes sur tout le continent. Retrouvez tous les épisodes de cette série ici.

«Il est dans notre nature, en tant que petit pays, de construire des ponts.» Ainsi parlait Xavier Bettel, ancien Premier ministre du Luxembourg, résumant le rôle souhaité par son pays au sein de l’UE. Bettel, membre du Parti démocratique (DP, centre droit) a récemment quitté ses fonctions après dix ans au pouvoir. A présent ministre des Affaires étrangères et européennes, il continue d’œuvrer à renvoyer une image très précise du Luxembourg : celle d’un pays qui prône activement la solidarité européenne. Ses efforts en la matière lui ont d’ailleurs permis de se distinguer parmi les candidats aux élections à la présidence du Conseil de l’Union européenne.

Pourtant, Bettel et les autres vétérans de la politique luxembourgeoise se gardent bien de crier sur tous les toits qu’historiquement, leur pays a eu tendance à adopter une position ambivalente au sein de l’UE. Le grand-duché a en effet prouvé sa volonté de faire évoluer l’Europe à bien des égards. L’intégration européenne, au cœur de ses priorités, n’est pas source de polémique au niveau politique. Ce dévouement à la cause européenne n’empêche pourtant pas le pays de poursuivre ses propres objectifs au sein de l’Union.

A l’évocation de la fiscalité, d’ailleurs grande absente des débats publics, cette europhilie ambiante semble s’étioler. En coulisses, le grand-duché défend ses intérêts nationaux avec discrétion, rigueur et succès, grâce notamment au veto à disposition de chaque Etat membre en ce qui concerne la fiscalité. «Nous ne sommes pas des enfants de chœur. Nous avons nos propres ambitions», confirmait d’ailleurs l’ancien ministre des Affaires étrangères et européennes Jean Asselborn en 2019 lors d’une interview pour Reporter.lu.

Dumping fiscal

Pas étonnant, donc, que le Luxembourg peine encore à se débarrasser de son image de paradis fiscal aux yeux de certains de ses partenaires. Pourtant, ce petit pays au centre financier démesuré a grandement évolué – même s’il ne l’a pas réellement fait par principe. Ces progrès s’expliquent plutôt par la pression exercée par certains acteurs internationaux (en particulier par des voisins puissants comme la France et l’Allemagne) pour le convaincre de délaisser quelques-unes de ses «pratiques agressives d’évasion fiscale», selon l’expression de la Commission européenne.

Malgré les progrès, les politiques du pays n’ont jamais vécu de véritable restructuration. Ses dynamiques économiques reposent toujours sur le même principe : attirer le plus de capitaux étrangers possible. Son industrie des fonds de placement, plus que prospère, se classe désormais au second rang mondial en matière de valeur des actifs gérés – derrière son équivalent américain.

Grâce au dumping fiscal, le «tourisme à la pompe» et la vente de tabac alimentent les caisses de l’Etat à hauteur de milliards d’euros. Celui-ci continue d’ailleurs de fermer les yeux quant aux sociétés «boîtes aux lettres» et leurs accords économiques nébuleux. Pour citer à nouveau Jean Asselborn : «Nous n’avons pas assez de place pour construire un grand nombre d’immeubles, alors nous préférons les boîtes aux lettres.»

Comment expliquer le PIB par habitant du Luxembourg (146 000 euros, trois fois la moyenne dans l’Union européenne) autrement que par son usage créatif des niches fiscales ? Par ailleurs, les travailleurs venus d’autres pays européens apportent eux aussi une contribution considérable : plus de 200 000 d’entre eux traversent la frontière pour venir exercer leur métier au Luxembourg, et les non-Luxembourgeois représentent la moitié de la population. Les revenus qu’ils génèrent pour l’économie du pays permettent à celui-ci de financer son taux d’investissement élevé, son Etat-providence, et surtout de continuer à augmenter régulièrement les salaires de ses fonctionnaires.

Deux poids, deux mesures

Les élections européennes à venir – où les Luxembourgeois éliront six députés – ne remettront probablement pas en question le rôle du pays au sein de l’UE. Elles serviront plutôt, comme souvent, de test de popularité pour le gouvernement. La coalition socialiste, libérale et écologiste au pouvoir depuis 2013 n’a perdu sa majorité qu’en octobre 2023. Elle a cédé sa place à une alliance menée par le Parti populaire chrétien-social (CSV, centre droit, appartenant au PPE au niveau européen), de l’ancien ministre des Finances Luc Frieden.

Le nouveau Premier ministre luxembourgeois incarne parfaitement le deux poids deux mesures de son pays quand il s’agit de l’Europe. Entre 1998 et 2013, Frieden et Jean-Claude Juncker ont plus qu’apporté leur pierre à l’édifice de la politique économique nationale, plutôt ambivalente sur le plan moral et législatif. Frieden a pourtant récemment commenté le scandale LuxLeaks en 2014, prenant la défense des entreprises qui avaient conclu des accords avec le gouvernement luxembourgeois pour transférer une partie de leurs profits vers le grand-duché, où ceux-ci ne seraient que peu, voire pas du tout taxés. D’après lui, ces pratiques auraient «contribué à la prospérité du pays».

Sur le plan domestique, le Premier ministre se présente comme un homme d’action. Favorable aux entreprises, il souhaite réduire les impôts malgré l’augmentation du déficit et de la dette publics. En parallèle, les prix exorbitants de l’immobilier et la menace grandissante de la pauvreté mettent en relief les failles du modèle économique luxembourgeois. Sur le plan international, l’ancien ministre des Finances a reçu un accueil pour le moins mitigé. Politico l’a par exemple baptisé «l’homme qui murmure à l’oreille de Viktor Orbán», à la suite d’une déclaration où il exhortait les pays européens à faire preuve de plus de compréhension envers le Premier ministre hongrois. Cette polémique illustre à la fois le positionnement idéologique du nouveau gouvernement luxembourgeois et sa détermination à joindre l’acte à la parole. Il tient à tendre la main (ou à «construire des ponts») à tous, même à ceux qui refusent d’en faire de même.

Engagement intéressé

En coulisses, le gouvernement luxembourgeois fonctionne comme une machine bien huilée, à en croire le nombre de ses hommes politiques qui décrochent les postes les plus convoités des institutions européennes. Lorsqu’il s’agit de l’Europe, ce petit pays de 650 000 habitants rivalise avec des Etats membres bien plus grands : trois des derniers présidents de la Commission étaient d’anciens Premiers ministres du grand-duché. De plus, l’un des prétendants au poste cette année n’est nul autre que Nicolas Schmit, commissaire européen luxembourgeois et principal candidat de l’Alliance progressiste des socialistes et démocrates (S & D).

Le Luxembourg vise donc à la fois les postes haut placés des institutions européennes et la préservation de ses propres intérêts économiques. S’il n’est bien sûr pas le seul pays à tenter d’exploiter sa position au sein de l’Europe à ses propres fins, aucun autre Etat membre ne réussit aussi bien à protéger sa propre prospérité sans que son engagement envers l’Union ne soit réellement remis en question. Tel est le véritable coup de maître de la politique européenne luxembourgeoise, qui ne risque pas de succomber lors des prochaines élections.