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Libération
Les voix de l'Europe (18/27)

Elections européennes : la fin du mythe de l’exception portugaise

Un demi-siècle après la révolution démocratique portugaise, la droite radicale revient en force dans un pays que l’on a longtemps cru insensible aux discours extrêmes.
André Ventura au soir des élections législatives de mars 2024, lors desquelles sont parti d'extrême droite Chega a remporté 50 sièges, représentant désormais la 3e force politique du pays. (Paulo Spranger/Sipa)
par Hélder Gomes, journaliste pour Expresso
publié le 19 mai 2024 à 11h01

Cet article fait partie du projet collaboratif Voices of Europe 2024, impliquant 27 médias de toute l’UE et coordonné par Voxeurop. D’ici au scrutin du 9 juin, nous publierons un article par pays de l’Union, pour prendre le pouls de la campagne des européennes sur tout le continent. Retrouvez tous les épisodes de cette série ici.

L’année 2024 marque le 50ᵉ anniversaire de la révolution des Œillets au Portugal. En mars, les Portugais ont pourtant élu 50 députés issus du parti d’extrême droite Chega («Ça suffit !»), qui puise dans la nostalgie de la dictature de Salazar pour assurer sa communication. La coïncidence entre cette date symbolique et le choix des électeurs mérite que l’on s’y attarde.

Les résultats de l’élection signent la fin du mythe de l’exceptionnalisme portugais, selon lequel le Portugal était en quelque sorte «immunisé» contre la montée de l’extrême droite frappant l’Europe et le reste du monde. Le Portugal est également touché par le phénomène aujourd’hui – cela n’aura été qu’une question de temps, finalement.

En 2019, année de création de Chega, un seul député avait été élu : André Ventura, chef du parti depuis sa création et ancien chef du Parti social-démocrate (PSD) de centre droit. Lors des élections législatives anticipées de 2022, le nombre de députés est passé à douze. Le 10 mars 2024, toujours lors d’élections législatives anticipées, le parti Chega a multiplié par quatre son nombre de députés. La nostalgie du parti envers l’ancienne dictature s’est confirmée fin 2021, juste avant les élections législatives de 2022. Lors d’un congrès du parti, André Ventura a repris la devise du régime de Salazar «Dieu, Patrie et Famille» en déclarant : «Nous sommes le parti de Dieu, de la Patrie, de la Famille… et du Travail.»

Barrage

Pour les Portugais, les prochaines élections du Parlement européen ont lieu trois mois seulement après les élections législatives. Ces derniers sont donc préoccupés par des questions de gouvernance et de formation de coalitions. Grâce au résultat réalisé lors des élections législatives, Chega représente désormais la troisième force politique du Portugal, derrière les deux plus grands partis, le PSD et le PS de centre gauche, qui disposent chacun de 78 sièges sur un total de 230 à l’Assemblée de la République.

Cependant, le PSD s’est cette fois-ci présenté en coalition avec le parti du Centre démocratique et social (CDS) conservateur, qui a fait élire deux députés, et le Parti populaire monarchiste (PPM). Cette coalition, dénommée l’Alliance démocratique, a fait élire 80 députés et a obtenu 54 000 voix de plus que le PS. Il s’agit de la victoire la plus serrée de l’histoire démocratique du Portugal. Luís Montenegro, président du PSD, a été nommé Premier ministre par le président portugais, tandis que Pedro Nuno Santos, secrétaire général du PS, a rapidement accepté la défaite et pris la tête de l’opposition.

Luís Montenegro dirigera donc un gouvernement minoritaire. Une majorité de droite ne pourrait être obtenue qu’avec Chega, mais le président du PSD a promis pendant la campagne qu’aucun accord ne serait conclu avec le parti dirigé par André Ventura. Les paris sur la longévité du gouvernement sont d’ores et déjà lancés, et il est fort probable que les Portugais retournent aux urnes avant la fin du présent mandat en 2028. Les partis de l’opposition, notamment le PS et Chega, devront étudier attentivement la question du renversement du gouvernement de Luís Montenegro et attendre le moment opportun pour le faire. L’histoire portugaise a prouvé que les partis qui renversaient le gouvernement au pouvoir avaient tendance à être sanctionnés lors des élections suivantes.

António Costa, qui occupait le poste de Premier ministre depuis 2015 et qui avait obtenu une majorité absolue aux élections législatives de 2022, a démissionné le 7 novembre 2023. Cette décision fait suite à une perquisition menée par le ministère public dans 42 lieux (dont le bureau du Premier ministre et les ministères de l’Environnement et des Infrastructures), dans le cadre d’une enquête pour corruption et malversation relative à l’attribution de concessions d’exploitations de lithium, d’un site de production d’hydrogène vert et d’un centre de traitement des données. Se sachant visé par une enquête menée par la Cour suprême portugaise, António Costa ne pouvait pas poursuivre l’exercice de ses fonctions. A la suite de cet événement, le PS a organisé de nouvelles élections internes et le président portugais a convoqué des législatives anticipées.

Européennes sans émoi

Ce bouleversement politique a empêché le débat autour des élections européennes qui, au Portugal, ne provoquent généralement pas de grands émois et présentent un faible taux de participation. Une fois de plus, la question de la politique étrangère a été reléguée au second plan dans les programmes des différents partis. Lors des nombreux débats télévisés organisés en amont des élections de mars 2024, le sujet n’a presque pas été abordé par les chefs de parti.

En ce qui concerne les élections européennes, le Conseil européen pour les relations internationales, un groupe de réflexion basé à Bruxelles, a présenté au mois de janvier ses prévisions. Le Portugal devrait élire quatre eurodéputés issus de Chega, qui rejoindraient le groupe d’extrême droite Identité et Démocratie (ID) au Parlement européen. Compte tenu des résultats des dernières législatives, il n’est pas à exclure que le parti d’André Ventura obtienne plus de sièges encore (le Portugal en élit 21) et devance le PS ou le PSD, voire les deux.

«Au Portugal, ces élections législatives marquent le début de l’ère du national populisme, qui se porte déjà bien à travers le monde», explique Teresa Nogueira Pinto, professeure de politique et de relations internationales à l’université lusophone de Lisbonne. Cela dit, la question de l’UE divise moins au Portugal que dans d’autres pays. Contrairement à d’autres partis du groupe ID (comme l’AfD en Allemagne, le Rassemblement national en France, La Ligue en Italie), ce qui sépare le parti Chega du PS ou du PSD sur les questions européennes n’est guère plus qu’une certaine divergence. C’est d’ailleurs ce qu’a souligné António Costa lors d’une série de réunions d’adieu à Bruxelles : «Contrairement à d’autres partis d’extrême droite en Europe, Chega n’a jamais fait campagne contre l’UE.» On ne peut toutefois pas en dire autant du discours nationaliste, identitaire et anti-immigration que le parti d’André Ventura emprunte volontiers à ses homologues européens.