Cet article fait partie du projet collaboratif Voices of Europe 2024, impliquant 27 médias de toute l’UE et coordonné par Voxeurop. D’ici au scrutin du 9 juin, nous publierons un article par pays de l’Union, pour prendre le pouls de la campagne des européennes sur tout le continent. Retrouvez tous les épisodes de cette série ici.
L’homme sort du bureau de vote, l’air enjoué et tenant la main de son fils âgé d’une dizaine d’années. En cet après-midi ensoleillé dans un quartier verdoyant de Dublin, il vient de prendre part, de même que la moitié des électeurs du pays, à un référendum sur une révision de la Constitution d’Irlande, et sur certains candidats aux élections locales et européennes. Lorsqu’on lui demande s’il souhaite révéler sur qui s’est porté son choix, l’homme en question réagit avec enthousiasme, et se lance dans un discours expliquant en détail les raisons pour lesquelles il a choisi tel et tel conseiller. «Et les eurodéputés, alors ?» lui demande-t-on. «Oh…, hésite-t-il, avant de se tourner vers son fils, l’air perplexe. Comment avons-nous… as-tu… voté ?»
Les Irlandais considèrent les élections européennes comme des élections de «second ordre», pour emprunter un terme à la science politique. Ils ont tendance à les prendre à la légère, et il en va de même pour le Parlement européen, malgré le renforcement des pouvoirs de celui-ci ces dernières années. Il n’est donc pas surprenant de voir le choix des eurodéputés laissé à la discrétion d’un enfant de 10 ans. En règle générale, des élections plus importantes doivent être organisées le même jour que les européennes pour obtenir un taux de participation correct. En 2019, celui-ci s’élevait à 49,7 %. Le scrutin de 2024 ne fera pas exception : les partis politiques tenteront d’appâter les électeurs en organisant les élections locales le même jour, espérant ainsi améliorer la performance de leurs candidats à Strasbourg.
Préoccupations nationales
Moins il y a de participation, plus les candidats «rebelles» – dont le programme se limite à un seul enjeu – ont de chances de sortir vainqueurs. Ce fut le cas par exemple lors de l’élection en 2019, remportée par le Parti vert et sa plateforme principalement axée sur l’écologie. Dans ces situations, les électeurs estiment que l’enjeu ne vaut pas la peine de rester fidèles aux partis pour lesquels ils ont l’habitude de voter.
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Quoi qu’il en soit, les élections en juin constitueront davantage une avant-première des législatives irlandaises de l’année prochaine que l’expression de l’opinion des citoyens sur la politique européenne et les activités des eurodéputés. Les députés irlandais sortant Barry Andrews et Ciarán Cuffe ont tous les deux fait part de leur frustration quant à la difficulté rencontrée pour aborder des questions européennes lors de débats télévisés en théorie dédiés à ces élections.
Pour sortir du lot, les candidats tenteront plutôt de souligner les performances du parti, ou encore d’évoquer des sujets qui, d’après les sondages, figurent parmi les préoccupations principales de la population, comme la crise du logement ou le coût de la vie. Les compétences du Parlement européen, elles, seront laissées de côté.
Percée du Sinn Féin
Les performances de l’opposition intéressent particulièrement : les sondages ont démontré que le parti essentiellement social-démocrate Sinn Féin (Groupe de la gauche au Parlement européen) se place actuellement devant les deux partis traditionnels du gouvernement, Fine Gael (FG, Parti populaire européen, droite) et Fianna Fáil (Renew Europe, centre). Si cet élan se poursuit, l’ancienne branche politique de l’IRA (l’armée républicaine irlandaise) pourrait potentiellement se retrouver à la tête du gouvernement.
Selon un rapport publié par le Conseil européen pour les relations internationales, le Sinn Féin obtiendra le double des votes récoltés en 2019, et décrochera ainsi trois sièges supplémentaires au Parlement européen, pour un total de quatre. Hormis les bouleversements nationaux qu’apportera cette montée en puissance, elle aura également des répercussions à l’échelle de l’UE. Certains estiment qu’un groupe comme l’Alliance progressiste des socialistes et démocrates au Parlement européen (S & D, centre gauche) conviendrait mieux au Sinn Féin, puisqu’il permettrait à celui-ci, s’il remporte les élections, d’être représenté au Conseil européen et de participer aux réunions des dirigeants S & D.
Le Fine Gael a remporté haut la main les élections en 2019, et obtenu cinq sièges sur 13. Cette fois-ci, cependant, un seul siège reste à pourvoir, et le rapport semble indiquer que le parti pourrait en perdre trois. Il paraît aussi peu probable que la démission de leur chef, le Taoiseach (équivalent du Premier ministre) Leo Varadkar, ne fasse une quelconque différence. Le Parti vert, quant à lui, peinera à conserver les deux sièges dont il dispose déjà. Bien que cette élection se déroule au même moment que d’importants débats européens, au sujet de Gaza, de l’immigration, ou encore du pacte vert, les positions des eurodéputés irlandais sur ces questions ne leur permettent pas de se distinguer les uns des autres.
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Ils soutiennent tous le pacte vert et les politiques environnementales : FG s’est même détourné du Parti populaire européen pour voter en faveur de la loi sur la restauration de la nature, au grand dépit des agriculteurs irlandais qui s’y opposaient. D’autre part, les eurodéputés irlandais ont, à l’instar de leur pays, condamné l’assaut israélien sur Gaza et critiqué la position pro-israélienne de la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen. De plus, ils ont, pour la plupart, voté en faveur des aides à l’Ukraine.
«Les voix de l'Europe», l'épisode précédent
Du reste, si les demandeurs d’asiles et réfugiés ont pu à l’occasion être confrontés à une certaine hostilité au sein de quelques villages et communautés, l’Irlande semble pour l’instant épargnée par la vague populiste d’extrême droite qui déferle aujourd’hui sur l’Europe. Les efforts déployés à la fois par l’Europe et par leur propre pays pour accueillir les demandeurs d’asile et encourager le partage de la responsabilité ont également été soutenus par les eurodéputés irlandais.
Des sondages ont de plus démontré que 48 % des citoyens voient l’immigration extra-européenne d’un bon œil. Il semble donc peu probable que la question provoque la controverse pendant les élections. Le pourcentage d’Irlandais se déclarant optimistes quant au futur de l’Union européenne, à savoir 83 %, les place au sommet du classement européen, dont la moyenne est de 61 %. Pourtant, il semblerait que ces élections les laissent malgré tout indifférents.