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Elections européennes en République tchèque : vingt ans après l’adhésion, le désenchantement

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En 2004, les Tchèques rejoignaient l’UE avec un enthousiasme non dissimulé. Aujourd’hui, la montée du nationalisme éclipse les idéaux européens et laisse présager un avenir autoritaire.
Plusieurs milliers de manifestants lors d'un rassemblement contre le gouvernement tchèque, le 28 septembre 2022 à Prague. (Michal Cizek/AFP)
par Jakub Patočka, rédacteur en chef de Deník Referendum
publié le 26 avril 2024 à 14h51

Cet article fait partie du projet collaboratif Voices of Europe 2024, impliquant 27 médias de toute l’UE et coordonné par Voxeurop. D’ici au scrutin du 9 juin, nous publierons un article par pays de l’Union, pour prendre le pouls de la campagne des européennes sur tout le continent. Retrouvez tous les épisodes de cette série ici.

Nous sommes en 1985. Un certain Mikhaïl Gorbatchev prend la tête de l’URSS. Dans la grise mais phénoménale Tchécoslovaquie de Gustáv Husák – qui dirigea le pays jusqu’en 1987 – Jirí Dienstbier, l’un des dissidents les plus inspirés de la Charte 77, écrit un essai fascinant et profondément utopique intitulé Sneni o evrop, «Rêver d’Europe». Son utopie était fondée sur la vision d’un continent qui ne serait pas séparé en deux blocs de pouvoir, où il n’y aurait pas de pacte de Varsovie, pas d’Otan. Une «maison européenne commune» où Tchécoslovaques, Baltes et Yougoslaves avanceraient main dans la main avec les Allemands (unis, bien sûr !), les Norvégiens, les Britanniques… Croyez-le ou non, mais à l’époque, Jirí Dienstbier rêvait même d’intégrer les Russes à cette grande famille européenne.

A peine cinq ans plus tard, Jirí Dienstbier devient ministre des Affaires étrangères après la révolution de 1989, qualifiée de «révolution douce», ou de «révolution de velours», en raison de son caractère pacifique et civil. On juge encore alors les banderoles de fortune, prônant «le retour à l’Europe», comme une sorte d’oxymore. Pourtant, après quinze longues années semées d’embûches, marquées par davantage de déceptions et de défaites que de victoires et de joies, le rêve est finalement devenu réalité. En 2004, les Tchèques ont confirmé à une majorité écrasante leur ambition d’intégrer cette communauté de nations européennes «avancées». Coupez.

Vingt ans plus tard, c’est un tout autre tableau qui se joue sous nos yeux. La République tchèque donne l’image d’un pays profondément désintéressé par les affaires européennes, affichant l’un des taux de participation les plus faibles aux élections du Parlement européen. L’image d’un Etat profondément divisé entre les défenseurs d’un gouvernement de centre droit, en difficulté, peu efficace, et les partisans d’une opposition nationaliste, populiste et autoritaire qui ne cesse de gagner en puissance. L’image d’un pays qui porte sans doute la tradition démocratique de gauche la plus inspirante de tout l’ancien bloc de l’Est, mais qui ne compte plus aucun parti de gauche significatif. L’image d’un pays profondément désenchanté, dont la démocratie fragile est à bout de souffle.

Armée de «monstres»

Reste à voir quelles seront les répercussions de cette situation sur les prochaines élections européennes. Peut-être lirez-vous de belles histoires sur le Parti pirate le plus puissant de l’UE, qui envoie des jeunes gens brillants à Bruxelles. Ou sur le Parti vert qui, après près de vingt ans d’absence, se renouvelle en proposant une liste attrayante. En tête de liste, une jeune femme charismatique, Johanna Nejedlová, qui a réussi à se faire un nom en menant une campagne pour modifier la définition légale du viol en République tchèque, soutenue par Petr Doubravský, l’ancien leader de la branche tchèque «Fridays for the future» (la grève étudiante pour le climat lancée en 2018 en Suède).

Aussi rassurantes soient-elles, ces histoires ne feront que nous distraire de la réalité. En effet, sur un total de 21 eurodéputés tchèques, trois – quatre, tout au plus – seront issus de ces listes. En d’autres termes, ces députés ne formeront qu’une minorité face à l’armée de «monstres» politiques issus des listes de l’extrême droite, de la droite ultraconservatrice et, surtout, du mouvement populiste de l’ancien Premier ministre Andrej Babis, qui est en bonne voie pour sortir grand gagnant de ces élections européennes. Reste à savoir quel sera le score de ce dernier et combien d’eurodéputés il ajoutera aux six sièges décrochés lors du précédent scrutin. Il est fort probable que la République tchèque conserve la douteuse particularité d’être le seul pays de l’UE à ne compter aucun eurodéputé issu d’un parti social-démocrate ou de gauche.

Le chaos de la campagne pré-électorale fera souffrir tous ceux qui croient que l’Union européenne peut devenir le véritable héritier idéologique de la Tchécoslovaquie de Tomás Masaryk et de Jirí Dienstbier. Ces personnes-là chercheront en vain des partis qui promettent de défendre les intérêts européens dans le contexte tchèque, et non pas l’inverse, comme c’est le cas actuellement.

Responsabilité

Les événements les plus intéressants se dérouleront donc après les élections. Emmanuel Macron et ses compatriotes libéraux européens vont-ils de nouveau faire preuve d’une hypocrisie colossale en intégrant le groupe d’eurodéputés orbánistes d’Andrej Babis au groupe libéral Renew ? Ou bien vont-ils tirer les enseignements des récentes élections législatives en Slovaquie, lors desquelles Andrej Babis a fait campagne aux côtés de Viktor Orbán et de Robert Fico ?

Emmanuel Macron est loin d’être le seul. Les socialistes européens ont mis trop de temps à se distancer du parti de Robert Fico, tout comme le Parti populaire européen (PPE, droite) a trop tardé à exclure Viktor Orbán de ses rangs. J’émets ici une suggestion radicale : se pourrait-il que cet «orientalisme intra-européen» condescendant, dispensé à l’égard des entités politiques des Peco (Pays d’Europe centrale et orientale) par leurs homologues français ou allemands, participe de ce désintérêt pour les affaires européennes observé dans l’ensemble de la région ?

Quoi qu’il en soit, pour les Tchèques, la conclusion du chapitre politique actuel ne pourra s’écrire que lors des élections législatives de 2025, lorsque le soutien toujours croissant aux partis autoritaires se traduira par un raz-de-marée électoral. Nous vivons une période unique en République tchèque, puisque nous savons la démocratie condamnée.

Les élections européennes ne constitueront qu’une étape de ce funeste voyage. Mais lorsque les 200 millions de citoyens de l’Union assez intéressés par le scrutin se rendront aux urnes pour élire la prochaine cohorte de députés européens, une question importante planera sur toutes nos têtes : pourquoi les Tchèques ne rêvent-ils plus d’Europe ?