Cet article fait partie du projet collaboratif Voices of Europe 2024 impliquant 27 médias de toute l’UE et coordonné par Voxeurop. D’ici au scrutin du 9 juin, nous publierons un article par pays de l’Union, pour prendre le pouls de la campagne des européennes sur tout le continent. Retrouvez tous les épisodes de cette série ici.
A bien des égards, les élections européennes de 2024 en Roumanie reflètent ce qu’il s’est passé lors de ses dernières législatives, il y a quatre ans. Mais il y a quelques différences en termes d’acteurs politiques, en particulier pour ceux qui contestent le statu quo. En l’absence d’un grand enjeu autour duquel les électeurs pourraient se rallier ou contre lequel ils pourraient se mobiliser, la campagne actuelle est davantage animée par la colère, la peur – mais aussi une touche d’espoir. Pour mieux comprendre, faisons un bref retour sur ce qu’il s’est passé depuis 2020.
La colère face au pouvoir des sociaux-démocrates (PSD) a été une motivation majeure pour les électeurs en 2020, conduisant à des progrès significatifs au Parlement pour les partis qui ont capitalisé sur cette colère. Le parti libéral USR a remporté 15,5 % des voix, tandis que le parti d’extrême droite Alianța pentru Unitatea Românilor (AUR) a fait une percée remarquable, passant de 1 % à 9 % des voix en quelques mois.
Au terme d’une année marquée par l’irruption de la pandémie de Covid-19, les Sociaux-démocrates ont été écartés du pouvoir après sept ans de domination presque totale. La plupart des gens pensaient qu’il s’agissait d’un triomphe pour les réformateurs et d’un nouveau départ en vue d’un changement significatif. Mais ce qui était essentiellement un vote de protestation n’a pas impressionné Klaus Iohannis, le président libéral de la Roumanie.
Le nationalisme en poupe
Après un bref passage au pouvoir dans une coalition avec le PNL de droite libérale et l’UDMR (minorité hongroise) de centre droit, l’USR a été brutalement évincée du pouvoir après seulement neuf mois lorsque Iohannis a décidé d’exploiter les tensions au sein de la coalition pour forcer le PNL à gouverner avec ses adversaires sociaux-démocrates. Cette décision était en contradiction flagrante avec ce pour quoi la majorité des Roumains avaient voté.
Il s’agissait d’une manœuvre décisive, qui a envoyé dans l’opposition le seul parti pro-européen authentiquement réformateur, dépeint comme incapable de gouverner. Le décor était planté pour que le vote de protestation se réoriente vers le seul parti anti-establishment un peu nouveau – le parti nationaliste extrémiste AUR. Celui-ci n’a cessé de progresser depuis, passant de 9 % à plus de 20,6 % dans les sondages (Inscop, mars 2024). Il occupe désormais la deuxième place derrière l’alliance PSD-PNL, talonné par une USR en perte de vitesse, qui recueille 13,7 % des intentions de vote au sein d’une petite alliance de partis de centre droit.
Le vote de protestation alimente également un autre parti, SOS Roumanie, plus extrême et ouvertement pro-russe, qui attire 6,4 % des voix selon les derniers sondages. Dans l’ensemble, sur les 42 % de Roumains qui souhaitent un changement, les deux tiers penchent pour les partis extrémistes. Plus de 70 % des Roumains pensent que le pays va dans la mauvaise direction, selon un autre sondage Inscop, et 60 % des Roumains disent que leur situation est pire qu’il y a cinq ans.
Interview
Alors que tous les regards se tournent vers les Roumains mécontents qui en ont assez de l’establishment actuel, 47 % des électeurs mentionnent encore l’alliance PSD-PNL comme leur principale préférence. Ce constat a permis aux partis au pouvoir de se présenter comme la seule alternative viable au chaos et à l’extrémisme. Ils espèrent continuer à gouverner dans le cadre d’une alliance au cours des quatre prochaines années, et ainsi récolter les fruits des énormes investissements dans les infrastructures actuellement réalisés grâce à la Facilité pour la reprise et la résilience de l’UE et aux fonds nationaux.
Perspectives pessimistes
Il n’y a pas d’enjeu majeur pour mobiliser les électeurs, car aucun des partis n’a choisi de se centrer sur l’un ou l’autre des problèmes graves et complexes auxquels le pays est actuellement confronté. Il s’agit notamment des résultats de plus en plus médiocres des systèmes d’éducation et de santé, de la mainmise des deux partis au pouvoir sur les institutions de l’Etat, des déficits commerciaux et budgétaires qui obligent la Roumanie à s’endetter de plus en plus pour financer un appareil d’Etat qui ne cesse de se renforcer. Toutes ces questions essentielles sont absentes de la campagne actuelle. Au lieu de cela, le débat public est détourné par des questions «importées», dont certaines sont favorables à la Russie : les politiques agricoles «imposées» par l’Europe, la nécessité de rester en dehors de la guerre en Ukraine, ou même l’idée de retrouver sa souveraineté en quittant l’Otan et en remodelant l’UE à l’image et à la ressemblance des souverainistes.
«Les voix de l'Europe», l'épisode précédent
Malgré les perspectives pessimistes suggérées par les récents sondages, il y a quelques bonnes nouvelles. Selon ces mêmes sondages, le nombre de Roumains qui estiment que leur vie s’est améliorée au cours des cinq dernières années a augmenté de 26 % au cours des deux dernières années, tandis que le nombre de ceux qui pensent le contraire a diminué de 12 %. Ceux qui pensent que le pays est sur la mauvaise voie ont diminué de 6 %. Un pourcentage remarquable de 95 % des personnes interrogées se disent aujourd’hui fières d’être Roumaines, contre 83 % il y a dix ans.
Outre la colère et la peur, cette élection pourrait également être influencée par la politique identitaire. Alors que la Roumanie a accédé au statut de pays développé, les Roumains ont commencé à exprimer leurs problèmes d’identité dans une Europe qui a longtemps semblé les traiter comme des citoyens de seconde zone. Ce ne sont pas seulement les partis extrémistes, mais aussi les partis traditionnels qui capitalisent aujourd’hui sur la méfiance à l’égard des institutions européennes et sur le désir de retrouver une partie de la souveraineté cédée à l’Union européenne.