Montée des populismes, euroscepticisme, abstention… Face à la sinistrose, Libé choisit de prendre le contrepied, et de rappeler les apports positifs et concrets de l’UE dans nos vies, de l’espace Schengen au pass Interrail, d’Erasmus aux capitales européennes de la culture.
Comment compenser, quand l’humain la lui ôte illégalement, la vie d’un loup, d’une loutre ou d’un passereau ? Et sur quels critères calculer, en euros et en toute objectivité, le montant de ces funestes dommages ? Ce casse-tête juridique, que l’immense majorité des magistrats saisis d’affaires liées à la biodiversité ne parviennent aujourd’hui pas à résoudre, pourrait bientôt être caduc au sein de l’Union européenne. C’est du moins l’espoir suscité par un dispositif inédit, développé par un trio d’ONG européennes : le Forum des juges pour l’environnement (EUFJE), le Réseau européen des procureurs pour l’environnement (ENPE) et celui pour l’application du droit de l’environnement (IMPEL).
Elaboré depuis 2019, l’outil Bioval – c’est son nom – est officiellement opérationnel depuis ce mois de mai. «Il s’agit du premier instrument pratique européen pour l’évaluation des dommages infligés au vivant, explique Farah Bouquelle, coordinatrice du projet pendant quatre ans au sein de l’EUFJE. Le but est de guider juges et magistrats, grâce à un référentiel détaillé, espèce par espèce, dans leurs demandes de compensations financières lors des poursuites.» Non contraignant, l’outil se veut une aide à la décision, mais aussi un support scientifiquement solide apte à crédibiliser les jugements.
Le principe du pollueur-payeur appliqué à la biodiversité
L’enjeu est de s’attaquer, enfin, à un angle mort tenace du droit de l’environnement. «Aujourd’hui, dans ce type d’affaires (braconnage, pêche illégale…), les juges se limitent, à de rarissimes exceptions, à une sanction pénale comme une amende, un emprisonnement ou des travaux d’intérêt général, témoigne le juge gantois Jan Van den Berghe, pionnier du droit de l’environnement en Flandres et l’un des initiateurs du projet Bioval. Par manque de temps, d’expérience, d’expertise, les magistrats s’abstiennent de s’aventurer sur le terrain de la réparation du préjudice écologique.» Un constat valable dans la majorité des pays membres de l’UE. Or, le temps presse. «L’érosion de la biodiversité est la troisième grande crise planétaire, rappelle Farah Bouquelle (EUFJE). Il est urgent d’étendre et d’appliquer le principe du pollueur-payeur à celle-ci.» D’autant que dans le même temps, selon Interpol et le Programme des Nations unies pour l’environnement, la criminalité environnementale croît actuellement de 5 % à 7 % par an.
Preuve du vide à combler, les données actuelles à disposition des magistrats sont rares et souvent indigentes. L’équipe de Bioval en a mené une étude comparative. Verdict : «Seuls dix pays de l’UE (sur 27) disposent d’un tel registre, et les méthodes sont disparates, les critères variables, souligne la juriste Ariane Samson-Divisia, du réseau EUFJE. Mis à part la Finlande, dotée de longue date d’un référentiel solide, les listes manquent de cohérence.» En Espagne, par exemple, les montants varient d’une communauté autonome à l’autre. Autrement dit, l’indemnisation pour un lynx diffère selon qu’il sera tué en Andalousie ou en Cantabrie.
42 500 euros pour un loup braconné
Pour bâtir son outil, l’équipe de Bioval, financée par la Commission européenne, a mobilisé pendant quatre ans une équipe interdisciplinaire d’une quinzaine d’experts et explicite en détail sa méthodologie. «La question de la légitimité est fondamentale, souligne Jomme Desair, chercheur à l’Institut de recherche sur la nature et les forêts (INBO), agence flamande associée au projet. S’il veut se diffuser, Bioval doit être transparent, participatif et scientifique.» Pour pondérer la «valeur» de chaque espèce, cinq critères qualitatifs ont été retenus : la probabilité d’extinction, la valeur écologique, la valeur culturelle, la contribution au bien-être humain et la taille ou durée de vie de l’animal. Un sixième critère module le résultat final : celui de l’acceptabilité sociale du montant dans chaque pays. Loup (42 500 euros), castor (8 500 euros), effraie des clochers (2 860 euros), courlis (25 860 euros) ou encore salamandre tachetée (12 207 euros). Le site internet biovaltool.eu public et bilingue (anglais et français) répertorie cent espèces animales parmi les plus prédatées actuellement.
«Chroniques europhiles», l'épisode précédent
Testé en avant-première par le juge Van den Berghe en mars 2023, l’outil a passé avec succès son premier examen de crédibilité : la Cour d’appel de Gand a validé en appel une réparation de 15 400 euros pour la prédation de 77 étourneaux. La somme, fixée grâce à la méthode Bioval (200 euros par étourneau), a été versée à un fonds gouvernemental destiné à financer des mesures environnementales.
Reste, désormais, à essaimer et adapter l’instrument aux contextes nationaux, en jouant notamment sur le critère d’acceptabilité. Des ateliers de formation auront bientôt lieu au sein des pays membres. Reste aussi à enrichir Bioval : «De nouvelles espèces devraient s’y intégrer, ainsi qu’à terme la flore», prédit Ariane Samson-Divisia (EUFJE).