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Elections européennes : qui sont les Allemands qui votent pour l’extrême droite ?

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La montée de la droite radicale inquiète l’Allemagne et l’Europe. Malgré les scandales qui frappent ses dirigeants, l’influence de l’AfD ne cesse de croître, et révèle la colère et la méfiance des électeurs envers le gouvernement et les médias traditionnels.
Un meeting de l'AFD à Magdebourg en août 2023. (Klaus-Dietmar Gabbert /DPA.AFP)
par Nina Breher et Anja Wehler-Schöck, journalistes au Tagesspiegel
publié le 6 juin 2024 à 4h48

Cet article fait partie du projet collaboratif Voices of Europe 2024, impliquant 27 médias de toute l’UE et coordonné par Voxeurop. D’ici au scrutin du 9 juin, nous publierons un article par pays de l’Union, pour prendre le pouls de la campagne des européennes sur tout le continent. Retrouvez tous les épisodes de cette série ici.

Lorsque les citoyens allemands se rendront aux urnes dimanche prochain pour voter aux élections européennes, une question en particulier les préoccupera : quel sera le score de l’extrême droite ? Il ne s’agit pas seulement de savoir combien de populistes et d’extrémistes de droite seront représentés au prochain Parlement européen. Les élections constituent un indicateur national majeur – cela vaut pour l’Allemagne comme pour les autres Etats membres de l’UE.

Beaucoup regardent avec inquiétude vers les pays européens voisins. Vers les coalitions de centre droit dans les pays nordiques autrefois si progressistes. Vers la Première ministre d’extrême droite, Giorgia Meloni, qui fait désormais partie du courant politique dominant en Italie. Vers les Pays-Bas, où le populiste de droite Geert Wilders a réussi à former une coalition de gouvernement avec des forces de droite. Et enfin, la France, où le Rassemblement national de Marine Le Pen et Jordan Bardella ne cesse de progresser.

Un essor qui se confirme

En Allemagne aussi, les forces de la droite radicale gagnent en influence. Ceux qui pensaient autrefois que leur essor était un phénomène temporaire, une réaction à la crise des réfugiés en 2015 et 2016, se trompaient. La droite extrême de l’Alternative pour l’Allemagne (AfD) s’est installée dans le paysage politique. Au début de l’année, ils avaient atteint de nouveaux sommets dans les sondages avec 23 %.

Juste avant les élections européennes, la popularité de l’AfD a souffert en raison de plusieurs scandales survenus ces dernières semaines. Les deux principaux candidats aux élections européennes font l’objet d’une enquête pour suspicion de corruption. La tête de liste, Maximilian Krah, qui siège au Parlement européen depuis 2019, fait l’objet d’une enquête sur de possibles paiements en provenance de Russie et de Chine. Un ancien collaborateur de Krah au Parlement européen a été arrêté en avril. Il est soupçonné d’avoir espionné pour le compte de la Chine au sein du Parlement.

Le député Petr Bystron, deuxième sur la liste de l’AfD, est également soupçonné d’avoir reçu des paiements illégaux en provenance de Russie. Le Bundestag, le Parlement fédéral allemand, lui a déjà retiré son immunité pour cette raison. Il fait également l’objet d’une enquête. La direction de l’AfD a interdit à Krah de se présenter pendant la campagne électorale, et a demandé à Bystron de renoncer à se présenter.

Mais l’AfD résiste aux scandales. Certes, elle a récemment perdu quelques points dans les sondages. Mais elle reste, avec 17 %, la deuxième force derrière l’Union chrétienne-démocrate (CDU). Si l’AfD devait, comme on s’y attend, sortir renforcée non seulement du scrutin européen, mais aussi des élections régionales qui auront lieu en septembre dans trois Länder d’Allemagne de l’Est, cela pourrait changer considérablement la politique et la société en Allemagne à long terme.

Colère et inquiétude

Avec l’AfD, un groupe qui s’est séparé du reste de la société à bien des égards devient politiquement plus fort. Qui sont les Allemands qui donnent leurs voix à l’extrême droite ? L’Innovation Lab du Tagesspiegel, en collaboration avec le centre de recherche informatique (FZI) et à l’Institut de technologie de Karlsruhe (KIT), a analysé les données du sondage représentatif Sosec sur une période de plusieurs mois.

Les résultats montrent à quel point les positions de leurs électeurs diffèrent significativement de celles des autres partis. Ceux qui prévoient de voter pour l’AfD lors des élections européennes sont en général plus en colère et regardent avec plus d’inquiétude des sujets tels que les conséquences de la guerre en Ukraine et une possible baisse de la prospérité. Mais surtout, ces électeurs ont nettement moins confiance dans le gouvernement, l’administration et les médias.

Certes, on observe dans la population allemande une «perte de confiance générale dans les partis démocratiques», comme l’explique le politologue Frank Decker de l’université de Bonn, dans l’ouest du pays. Une des raisons, selon lui, est la dispute permanente au sein de la coalition au pouvoir. Mais la comparaison des principaux partis en Allemagne révèle à quel point la confiance des électeurs de l’AfD dans le gouvernement est en baisse par rapport à celle des autres.

Seulement 3 % des personnes qui ont l’intention de voter pour l’AfD aux élections européennes ont déclaré en mai 2024 avoir «beaucoup» ou «assez» confiance dans le gouvernement. C’est bien moins que les électeurs de la CDU, qui se trouvent à l’avant-dernière place avec 21 %. En revanche, les Verts sont en tête : 51 % de leurs électeurs font confiance au gouvernement.

Médias traditionnels VS réseaux sociaux

En Allemagne aussi, la désinformation et le bourrage de crâne à travers les réseaux sociaux jouent un rôle central dans la montée en puissance de la droite radicale. La presse traditionnelle n’a pas bonne réputation auprès de nombreux électeurs de l’AfD. 67 % ne font «pas du tout» ou «peu» confiance à la presse et aux journaux. Une tendance comparable ne peut être observée que dans le nouveau parti BSW de la populiste de gauche Sahra Wagenknecht.

Le contraste est net si l’on regarde les réseaux sociaux. Ici, la méfiance des électeurs de l’AfD est nettement plus faible que pour les autres partis. 18 % leur font même «assez» ou «beaucoup» confiance. L’AfD s’adresse à ses électeurs de manière ciblée via les réseaux sociaux. Cela «change complètement la donne», dit le politologue Decker. «Ils ne dépendent pas des médias traditionnels et peuvent ainsi les délégitimer. Et cela accroche les gens, de sorte qu’ils s’informent d’autant plus via les réseaux sociaux. C’est un processus qui s’auto-renforce.»

Qu’est-ce qui motive et mobilise les électeurs de l’AfD ? Dans de nombreux cas, c’est la colère. Elle est jusqu’à deux fois plus élevée chez eux que chez les électeurs d’autres partis. 78 % des électeurs de l’AfD répondent par l’affirmative à la proposition «Je ressens une grande colère quand je pense à la situation actuelle» (avec plus ou moins de clarté). En comparaison, les électeurs de la CDU sont 48 % à le penser, ceux du Parti social-démocrate (SPD) 39 %. Les électeurs des Verts ne sont que 33 % à ressentir de la colère.

La xénophobie, la peur de la perte de prospérité, le sentiment de ne pas percevoir ce à quoi on a droit : ce sont surtout ces thèmes qui préoccupent les personnes en marge de la politique. L’AfD utilise habilement ces ressentiments et les renforce encore, explique Decker. Le camp de l’AfD «grossit et se renforce» en ce moment, dit-il. «Ils continuent à se polariser sur certaines questions qui jouaient auparavant un rôle secondaire, comme l’immigration.»

La colère de la droite est une «tendance antidémocratique», dit Decker. Elle peut «un jour ou l’autre franchir le seuil de la violence». Et cela se produit déjà. Ces dernières semaines, l’Allemagne a été le théâtre d’agressions répétées contre des hommes politiques, y compris ceux de l’AfD. L’incident le plus lourd de conséquences a été celui qui a frappé le député européen de Saxe Matthias Ecke (SPD) : le 3 mai, il a été attaqué et grièvement blessé par des voyous alors qu’il accrochait des affiches électorales.

La droite extrême n’est pas majoritaire

Toutefois, les développements en Allemagne montrent aussi qu’une majorité de la population ne les observe pas seulement avec une grande inquiétude, mais ne veut pas non plus rester les bras croisés. Lorsque le site d’investigation Correctiv a publié au début de l’année une enquête sur une réunion secrète de politiciens et d’entrepreneurs d’extrême droite à Potsdam, des manifestations ont été organisées dans tout le pays pendant plusieurs semaines, auxquelles ont participé des dizaines de milliers de personnes. Après l’agression contre Matthias Ecke, de nombreux rassemblements de solidarité ont eu lieu.

Une vidéo montrant récemment des jeunes sur l’île touristique allemande de Sylt en train de crier des slogans nationaux-socialistes comme «Dehors les étrangers !» et «L’Allemagne aux Allemands !» au son d’un tube de Gigi d’Agostino est devenue virale. Il s’en est suivi une vague d’indignation à l’échelle nationale.

La présence de cette large résistance publique contre la droite extrême est essentiel, surtout en Allemagne. Il ne faut pas permettre aux positions d’extrême droite de se renforcer et de faire leur retour dans le courant dominant. Le rempart politique que les forces démocratiques allemandes forment contre l’extrême droite doit rester intact. Les élections européennes seront donc un indicateur important de l’humeur de la République fédérale.

L’influence de l’AfD au sein même du Parlement européen n’est cependant pas claire. En effet, le 23 mai, le groupe d’extrême droite Identité et Démocratie (ID), dont l’AfD faisait partie jusqu’à présent, a décidé de l’exclure. La raison en était, entre autres, une interview dans le journal italien La Repubblica, dans laquelle Maximilian Krah minimisait le rôle de la SS nazie.

Certes, l’expulsion a pour l’instant surtout un caractère symbolique. En effet, le Parlement européen ne se réunira qu’après les élections et les groupes politiques se reformeront alors. Mais cela montre aussi que les forces d’extrême droite des différents Etats membres ne formeront pas un front uni au sein du nouveau Parlement européen. Même si leur influence va probablement augmenter avec ces élections, une alliance puissante des forces démocratiques du centre peut s’opposer au pouvoir de la droite en Europe.