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Libération
Majorité perdue

En Espagne, Pedro Sánchez lâché par son allié sécessionniste catalan Puigdemont

Le parti indépendantiste Junts a rompu son accord avec le Premier ministre socialiste, et le prive de la fragile majorité qui le soutenait. La décision pourrait hâter la fin du gouvernement de gauche, au profit d’une alliance droite-extrême droite.

Pedro Sánchez au Sénat espagnol, à Madrid, le 30 octobre 2025. (Manu Fernandez/AP)
ParFrançois Musseau
correspondant à Madrid
Publié le 30/10/2025 à 22h02

Est-ce un signe de fin de règne ? Dans un panorama d’extrême fragilité politique, le chef du gouvernement Pedro Sánchez se voit lâché par un partenaire décisif, les séparatistes libéraux catalans de Junts («Ensemble»). Ce parti est dirigé par Carles Puigdemont, l’ancien président de Catalogne, réfugié en Belgique afin d’échapper à la justice espagnole pour avoir mené la tentative – avortée – de s’émanciper de l’Espagne à l’automne 2017.

Au lendemain des législatives de 2023, Pedro Sánchez avait su transformer sa défaite électorale face aux conservateurs du parti populaire (PP) en victoire, grâce à une habile manœuvre : condamner ce dernier à une alliance, insuffisante pour gouverner, avec l’extrême droite, tout en s’alliant avec la quasi-totalité des autres forces du Parlement, de la gauche radicale aux mouvements nationalistes des régions.

«Ils nous ont trompés»

Parmi ces derniers, Junts et ses sept députés à la chambre basse étaient indispensables pour arracher une courte majorité et gouverner. Dès lors, avec cette formation sécessionniste de droite, télédirigée depuis Bruxelles par Carles Puigdemont, ce fut un mariage de raison que les catalanistes ont acceptée sur la base de l’accord suivant : nous soutenons l’exécutif de gauche au pouvoir, en échange de quoi celui-ci satisfait nos exigences. En particulier, une loi d’amnistie permettant de libérer des centaines de responsables politiques ou associatifs ayant participé au référendum d’autodétermination illégal d’octobre 2017.

Ce jeudi 30 octobre, les militants de Junts ont ratifié ce jeudi à 87 % ce que le leader Puigdemont avait annoncé lundi depuis Perpignan : la rupture avec l’allié socialiste. «Ils nous ont trompés», «ils n’ont pas respecté leurs engagements», a-t-il dit en substance. «L’exilé» résidant depuis huit ans en Belgique a lancé un réquisitoire contre le gouvernement de gauche qui, selon lui, ne lui a rien offert de substantiel. Certes, en mai 2024, une loi d’amnistie a été votée malgré les cris d’orfraie de la droite. Mais le tribunal suprême a considéré que Carles Puigdemont, lui, ne pouvait en bénéficier, au motif qu’il est aussi soupçonné de «malversation de fonds publics», chef d’accusation considéré comme «non amnistiable».

En outre, les indépendantistes libéraux réclamaient la pleine transparence sur la répartition fiscale entre l’Etat et la Catalogne afin que celle-ci puisse chiffrer le déficit dont elle estime être la victime. Madrid n’y a pas accédé. Troisième exigence, la co-officialité du catalan (et aussi du basque et du galicien) dans les institutions européennes, requête que Pedro Sánchez n’a pu satisfaire en raison de l’opposition d’Etat-membres comme l’Allemagne. «Après deux ans de soutien à Sánchez, les dirigeants de Junts n’ont donc rien à offrir de palpable à leur électorat, sauf l’image de perdants», souligne le chroniqueur Raúl del Pozo.

Frustrations accumulées

Ajoutons à cela que Junts, héritier politique du parti Convergencia i Unió, qui a gouverné sans partage la Catalogne, avec sa figure de proue Jordi Pujol, pendant trois décennies, a été battu aux élections régionales de 2024 par les socialistes de Salvador Illa, et a perdu les quatre municipalités les plus importantes : Barcelone, Lerida, Tarragone et Gérone.

Ces frustrations accumulées expliquent la colère de Carles Puigdemont et des siens contre la gauche au pouvoir : «Elle est responsable de l’appauvrissement de la Catalogne, des dysfonctionnements dans la santé et les services publics.» Pour le politologue Josep Ramoneda, «Junts se moque de l’Espagne et de sa stabilité politique ; il n’y a que la Catalogne qui les intéresse et ils rêvent encore d’indépendance.»

Or, pour récupérer le pouvoir sur leurs terres, ils se heurtent à un jeune adversaire coriace et en vogue, selon les sondages : Aliança Catalana, formation séparatiste et d’extrême droite, joue sur le spectre d’une immigration non contrôlée et «invasive», et ne cesse de gagner du terrain dans les petites et moyennes communes. «Les maires de la Catalogne intérieure se plaignent de l’avancée des ultras au détriment de Junts, l’ancien parti hégémonique qui apparaît auprès de nombreux électeurs comme une sorte de béquille du pouvoir socialiste et qui n’a pas réussi non plus à obtenir le transfert de compétences sur l’immigration pour leur région», décrypte l’analyste Lola Garcia.

La menace d’une recentralisation de l’Espagne

Une raison supplémentaire pour lâcher Pedro Sánchez. Celui-ci tente publiquement d’en minimiser l’impact, et espère en privé que son ancien allié ne prendra pas l’initiative d’un vote de confiance, qui avec le PP et Vox, lui serait fatal, ni ne le pousse à des législatives anticipées.

Dans le camp des sécessionnistes catalans, le risque de cette rupture est grand lui aussi : en changeant de camp, ils renforcent du même coup les droites espagnoles, le PP et Vox, qui plaident pour une recentralisation de l’Espagne privant les régions de leurs principales prérogatives. «A mon sens, Puigdemont, qui dirige le parti à distance et personnalise tout à l’extrême, est devenu un fardeau, estime le politologue Josep Ramoneda. Le futur de Junts passe par sa disparition politique.»