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Crise politique

Italie: Mario Draghi remet sa démission, le président la refuse

Guerre entre l'Ukraine et la Russiedossier
Lâché par les sénateurs du mouvement antisystème Cinq Etoiles, membre de la très large coalition qu’il dirige, Mario Draghi a annoncé qu’il démissionnerait ce jeudi. Au risque de déstabiliser le pays, en pleine crise énergétique. Le président Mattarella, lui a signifié qu’il refusait son départ, pour l’instant.
Mario Draghi le 12 juillet à Rome lors d'une conférence de presse. (Mauro Scrobogna/AP)
par Eric Jozsef, correspondant à Rome
publié le 14 juillet 2022 à 18h59
(mis à jour le 14 juillet 2022 à 19h29)

Malgré une nette majorité obtenue jeudi après-midi au Sénat sur un décret-loi soumis à un vote de confiance, le président du Conseil italien, Mario Draghi, a décidé de remettre sa démission au président de la République, Sergio Mattarella, prenant acte de la défection de ses alliés du Mouvement Cinq Etoiles (M5S) sur ce texte économique. Dans la foulée, ce dernier a indiqué dans un communiqué qu’il n’acceptait «pas la démission du président du Conseil et l’a invité à se présenter au Parlement [...] afin qu’ait lieu une évaluation de la situation».

En début de semaine, sentant la pression du parti antisystème, membre de sa large coalition gouvernementale qui va de la gauche à l’extrême droite, l’ancien président de la Banque centrale européenne avait en effet indiqué qu’il n’accepterait pas de rester en place avec une autre majorité : «Pour moi, il n’existe pas de gouvernement sans les Cinq Etoiles. Sans les Cinq Etoiles, il n’y a plus de gouvernement Draghi.»

«La majorité d’union nationale n’existe plus»

«Le vote d’aujourd’hui au Parlement est très significatif sur le plan politique. La majorité d’union nationale qui a soutenu ce gouvernement depuis sa création [en février 2020] n’existe plus. Le pacte de confiance qui était à la base de l’action du gouvernement est tombé», a-t-il déclaré jeudi soir à ses ministres, réunis pour un dernier Conseil.

C’est par la voix de son leader Giuseppe Conte que la formation populiste M5S a annoncé, dans la nuit de mercredi à jeudi, qu’elle ne voterait pas le document économique du gouvernement, qui prévoit 23 milliards d’euros d’aides aux ménages et aux entreprises pour lutter contre l’inflation. Selon Giuseppe Conte, ces mesures iraient dans le bon sens, mais seraient insuffisantes pour affronter la crise sociale : «Nous ne sommes pas disposés à donner et à concéder un chèque en blanc, non pas par arrogance mais parce que nous sommes sensibles à la souffrance des familles et des entreprises.»

Surtout, le paquet de mesures gouvernementales inclut un projet d’incinérateur d’ordures pour la ville de Rome, qui croule depuis des années sous les déchets. Pour le mouvement fondé par Beppe Grillo et qui, originellement, accordait une forte attention aux questions environnementales, cette solution a été jugée inacceptable car trop polluante et excessivement coûteuse. Conséquence : les 61 sénateurs sont sortis de l’hémicycle au moment du vote.

Le M5S miné par les divisions

En réalité, le casus belli de l’incinérateur et le retour de la veine antisystème apparaissent avant tout comme une tentative du M5S de freiner son érosion électorale, à quelques mois du terme normal de l’actuelle législature, prévu en mars 2023. Alors qu’il avait triomphalement remporté les législatives de 2018 avec près de 33 % des voix, devenant alors le premier parti du pays, le Mouvement est aujourd’hui en chute libre. Dans les sondages, il dépasse à peine les 10 % et est miné par les divisions.

Il y a quelques jours, l’ancien porte-parole du Mouvement et actuel ministre des Affaires étrangères, Luigi Di Maio, a claqué la porte et créé, avec une cinquantaine de parlementaires, une nouvelle formation (Ensemble pour l’avenir) qui prétend incarner une orientation plus modérée et pragmatique. A l’inverse, la plupart des élus qui sont restés dans les M5S veulent retrouver la dynamique protestataire des premières années. «Une partie des Cinq Etoiles, surtout parmi les sénateurs, s’est convaincue que la seule manière de conserver quelques sièges après les prochaines élections consisterait à sortir de l’actuel gouvernement, en espérant que quelques mois dans l’opposition puissent faire office de bain régénérant», commente Antonio Polito, l’éditorialiste du Corriere della Sera.

Pour l’heure, en dépit de l’abstention des Cinq Etoiles jeudi après-midi, Mario Draghi conserve une solide majorité au Parlement et pourrait, en principe, continuer à gouverner. Mais l’ancien président de la BCE, arrivé aux affaires il y a un an et demi dans une situation d’urgence sanitaire et économique, a répété qu’il n’adopterait pas en politique la stratégie du whatever it takes. («quoi que cela nécessite») En clair, qu’il n’accepterait pas de se soumettre aux jeux politiciens et aux ultimatums.

Terrain inconnu

Celui qui a mené une campagne de vaccination efficace, redressé l’économie du pays et restauré l’image de l’Italie à l’étranger martelait il y a encore trois jours : «Si le gouvernement parvient à travailler, il continuera. Si ce n’est pas le cas, le gouvernement perd son sens d’exister.» Et de préciser qu’il n’accepterait de poursuivre son mandat que si tous les partis qui l’ont investi à la tête d’une sorte de cabinet d’union nationale – seuls les postfascistes de Fratelli d’Italia sont dans l’opposition – continuaient de le soutenir, à commencer par le Mouvement Cinq Etoiles.

«Depuis mon discours d’investiture au Parlement, j’ai toujours dit que cet exécutif irait de l’avant uniquement s’il y avait la perspective claire de pouvoir réaliser le programme de gouvernement sur lequel les forces politiques avaient voté la majorité, a rappelé jeudi soir Mario Draghi. Cette unité a été fondamentale pour affronter les défis des derniers mois. Ces conditions aujourd’hui n’existent plus.»

Selon des sources gouvernementales, Mario Draghi pourrait néanmoins se rendre mercredi devant le Parlement pour rendre compte de sa décision. Les Cinq Etoiles pourraient-ils alors rentrer dans le rang et recomposer la majorité ? En cas d’impasse, il appartiendra au chef de l’Etat Sergio Mattarella de vérifier s’il existe une majorité alternative ou un Premier ministre technique pour gérer les affaires courantes jusqu’à la fin de la législature, ou bien s’il faut convoquer des élections législatives anticipées.

En pleine crise énergétique, avec la guerre en Ukraine à l’horizon et des tensions sociales croissantes, la politique italienne est en tout cas de nouveau entrée en terrain inconnu. Provoquant au passage des turbulences économiques : la bourse de Milan a chuté jeudi de près de 3,5 % et le coût de la dette du pays est reparti à la hausse.

Mise à jour : actualisé à 19h27 avec déclarations de Mario Draghi et éléments de contexte puis à 20 h 08 avec le refus de la décision par le président Mattarella