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Libération
Reportage

En Macédoine du Nord, la colère de la jeunesse face à la corruption meurtrière

Après l’incendie d’une discothèque qui a fait 59 morts et 180 blessés dans la nuit du 15 au 16 mars dans l’est du pays, la jeunesse macédonienne dénonce un système gangrené par la corruption et réclame justice.
Une manifestante crie au mégaphone lors d'une protestation nocturne dans le centre-ville de Skopje. (Ferdi Limani/Liberation)
par Louis Seiller, envoyé spécial à Skopje et Kocani
publié le 29 mars 2025 à 18h16

Kocani espère obtenir justice, en silence. Derrière une usine de céréales à moitié en ruine, des ouvriers et une pelleteuse s’affairent au bout du cimetière de la ville martyre, et ses 30 000 habitants traumatisés. Le dimanche 16 mars vers 3 heures du matin, des engins pyrotechniques sont utilisés lors d’un concert de hip-hop de cette ville de Macédoine située à 100 km à l’est de Skopje. Le plafond de la discothèque «Pulse» s’embrase instantanément. Le bilan est dramatique : 60 décès (dont le chauffeur d’une ambulance par crise cardiaque) et plus de 180 blessés, en grande majorité des jeunes âgés de 15 à 25 ans.

Près d’une trentaine de tombes ont été creusées à la va-vite, recouvertes de fleurs en plastique. Les visages juvéniles et souriants des victimes contrastent avec les pleurs et le désespoir des proches, figés dans la douleur. «Ma nièce est morte dans l’incendie, mon frère ne l’a pas encore annoncé à son fils, sanglote Dragan, un livreur de 59 ans, revenu de son émigration australienne pour soutenir sa famille. Cette catastrophe, c’est 100 % à cause de la corruption. Pendant des années, personne ne s’est inquiété des conditions de sécurité dans cette discothèque. Et ils ont besoin de preuves pour arrêter des gens ? Mais regardez ici : 59 preuves…» La discothèque opérait effectivement au double de sa capacité officielle avec un permis falsifié, dans un bâtiment dépourvu de normes de sécurité adéquates.

Au lendemain de la catastrophe, des jeunes de la ville, excédés, ont détruit un café appartenant au propriétaire. Une explosion de colère cathartique que comprend Venko Krstveski. A 32 ans, l’unique élu indépendant du conseil municipal a survécu aux flammes. Encore sous le choc, il dénonce les constructions illégales et le système clientéliste des deux partis majoritaires qui dominent la Macédoine du Nord depuis plus de trente ans : le VMRO-DPMNE, de droite populiste, et le SDSM, de centre-gauche. «Ces partis sont un cancer pour notre société. Leur politisation de toutes les institutions provoque ces catastrophes. Il faut un changement pour insuffler de meilleures valeurs morales.» Derrière lui, des avis de décès bleus ont été fixés sur tous les arbres qui bordent la rivière. Ici, tout le monde a perdu un proche, un·e ami·e, et connaît quelqu’un soigné dans un hôpital à l’étranger.

Symbole de la corruption

La mort par asphyxie de ces dizaines de jeunes a aussi traumatisé les 1,8 million de Macédoniens. Après sept jours de deuil et des rassemblements tenus en silence dans toutes les villes du pays, des milliers de personnes ont laissé éclater leur colère lundi 24 mars, dans une soirée arrosée par des averses de printemps. «Assassins», «Justice pour les victimes», les cris de rage fusent alors devant le Parlement et l’imposant palais de marbre du gouvernement. Dans leur viseur : une élite politique tenue pour responsable de l’une des pires catastrophes de l’histoire du petit pays des Balkans.

Larmes et dents serrées, l’émotion est palpable dans la foule qui manifeste le long des boulevards de la capitale. Mais l’exaspération l’emporte. «S’ils ne veulent pas se faire tuer à leur tour, il faut que les gens se réveillent, lance Kristina, 21 ans, une pancarte en mémoire des victimes à la main. Tant que la justice n’existe pas dans ce pays, nous devons continuer de protester.» Comme l’accident de la gare de Novi Sad en Serbie voisine, l’incendie de Kocani est devenu un symbole de la corruption meurtrière qui ronge la société.

Face aux premières accusations, les autorités ont affiché leur réactivité et leur détermination. Un ancien ministre, deux anciens édiles et l’actuel maire de Kocani, un vigile, tout comme le propriétaire de la boîte…, des dizaines de personnes ont été rapidement placées en détention provisoire. Pas assez pour calmer une jeunesse qui n’en peut plus des passe-droits et de l’impunité dont bénéficient les proches du pouvoir, local ou national. «Malheureusement, nous subissons un système qui, à cause de la corruption et de l’absence de responsabilité, provoque la mort de nombreuses personnes, accuse Nenad, un professeur d’informatique de 34 ans. Si les lois avaient été respectées et si chacun faisait son travail, ces personnes ne seraient pas décédées.»

Série d’accidents meurtriers

«Morts de la corruption» : les premiers détails de l’enquête en cours semblent donner raison aux pancartes du collectif «A qui le tour ?». Formée sur les réseaux sociaux, cette initiative citoyenne réclame la publication de la documentation complète concernant la discothèque, ainsi que la responsabilité pénale et politique de toutes les institutions impliquées. «Cette boîte de nuit avait été fermée par l’inspection publique, mais, comme par magie, elle a rouvert, dénonce, lèvres tremblantes, Marija Arsenkova, l’une des organisatrices de la manifestation. On sait pourquoi : pour faire du profit sur le dos de jeunes innocents qui voulaient juste s’amuser.» Du même âge que les victimes, la foule conspue les bâtiments officiels.

Si la gen Z macédonienne exprime sa rage au grand jour, c’est que la tragédie de Kocani s’inscrit dans une suite d’accidents meurtriers sur lesquels plane l’ombre des bakchichs de la corruption : 14 morts dans l’incendie de l’hôpital de Tetovo en 2021, 45 dans un accident de bus en novembre de la même année… Début février, des manifestations avaient déjà agité le pays après la mort d’une jeune fille, renversée par le fils, déjà condamné, d’un officier de l’armée. A chaque fois, l’incurie du système judiciaire suscite indignation et exaspération. «Cette fois, nous avons décidé de changer notre slogan “A qui le tour ?” en “Le système est le prochain”, poursuit Marija Arsenkova, vêtue d’un gilet jaune, comme les étudiants de Serbie qui manifestent depuis novembre contre la corruption. Nous en avons assez de subir : c’est le système qui doit être la prochaine victime !»

Alors que les mobilisations anti-corruption font trembler le pouvoir en Serbie et en Grèce voisines, le gouvernement de droite nationaliste redoute la contagion, et il accuse l’opposition d’instrumentaliser la tragédie. Des élections locales sont prévues à l’automne, et le souvenir de la «révolution des couleurs» de 2016, qui dénonçait déjà le régime corrompu de l’ex-président Gjorge Ivanov, hante les plus âgés des manifestants. Mais ce jeu politique cynique, composé de fake news et d’intimidations, est rejeté par la jeunesse qui ne veut plus voir l’émigration comme unique planche de salut et réclame justice. «La corruption tue la Macédoine, résume Stoyan Raskov, 36 ans, responsable d’une ONG locale à Kocani. Les générations plus âgées ont peur et ne savent pas quoi faire. Mais la nouvelle génération ne fera preuve d’aucune clémence : nous allons lutter contre cette corruption et commencer à changer ce pays.»