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Répression

En Russie, deux dramaturges condamnées à six ans de prison pour une pièce de théâtre qui dénonce le jihadisme

Evguénia Berkovitch et Svetlana Petriïtchouk ont été condamnées à six années de colonie pénitentaire par un tribunal militaire de Moscou ce lundi 8 juillet pour «apologie du terrorisme». Montée il y a trois ans, leur pièce avait remporté des prix prestigieux.
Evguénia Berkovitch (à gauche) et Svetlana Petriïtchouk (à droite), dans le box des accusées au tribunal de Moscou, le 20 mai 2024. (Alexander Nemenov /AFP)
publié le 8 juillet 2024 à 18h45

Le procès a duré plusieurs mois, sans déroger aux codes du genre, performance kafkaïenne à huis clos pour ceux que traque le régime. Après plus d’une année de détention provisoire, et plusieurs semaines d’audiences absurdes, la metteuse en scène et poétesse Evguénia Berkovitch, brune menue de 39 ans aux yeux plus grand que le monde, et Svetlana Petriïtchouk, dramaturge de 44 ans au visage doux encadré de grandes lunettes, ont été condamnées à six années de colonie pénitentaire par un tribunal militaire de Moscou pour «apologie du terrorisme». Des dizaines de personnes, venues soutenir les accusées, ont passé la journée à faire les cent pas devant le tribunal, dont le prix Nobel de la paix, Dmitri Mouratov. Ceux qui ont été autorisés à assister à l’annonce du verdict, en fin de journée, sont ressortis en pleurant.

Le «délit» remonte à 2020, quand Evguénia Berkovitch, reconnue dans les milieux d’avant-garde et ancienne élève du réalisateur et metteur en scène en exil Kirill Serebrennikov, a créé la pièce Finist, le clair faucon écrite par Svetlana Petriïtchouk, l’une des dramaturges les plus en vogue du théâtre alternatif russe. Un conte folklorique sur la recherche d’un époux enchanté combiné avec des histoires vraies de femmes russes qui ont rencontré des recruteurs de l’Etat islamique en ligne et sont parties en Syrie pour épouser des terroristes.

Poèmes pacifistes

Selon l’enquête, la pièce fait l’«apologie du terrorisme», en vertu d’une législation fourre-tout utilisée de manière abusive ces dernières années. Les conclusions de l’enquête s’appuient sur l’expertise du fondateur de la «déstructologie», une pseudoscience, supposée capable de détecter les phénomènes sociaux dangereux à un stade précoce, Roman Silantiev, qui a trouvé dans l’œuvre des «signes de l’idéologie du féminisme radical», aussi dangereux que l’Etat islamique. La seconde expertise a été menée par Svetlana Motchalova, experte du FSB, qui a trouvé que la pièce romantise l’image des terroristes et une discrimination à l’égard des hommes russes. Avec, à l’appui, une réplique de l’un des personnages de la pièce : «Il y a trois choses que nos hommes savent faire le mieux : critiquer, donner des conseils et culpabiliser.»

Pourtant, à l’époque de sa création, en 2020, le spectacle avait été chaleureusement salué par la critique et le public, et avait reçu, en 2022, deux Masques d’or, la plus prestigieuse récompense théâtrale en Russie. Avant son arrestation, Evguénia Berkovitch s’était publiquement prononcée contre l’offensive en Ukraine. Dès le premier jour de l’invasion en Ukraine, le 24 février 2022, elle était sortie manifester avec une pancarte «Non à la guerre», et avait continué, malgré le durcissement drastique de la législation, d’écrire des poèmes pacifistes et bouleversants. Au lendemain de son arrestation, dans une lettre ouverte, Serebrennikov, qui avait lui-même été persécuté par le Kremlin, avant d’émigrer en Europe, écrivait : «Pourquoi s’en prennent-ils à toi ? Tu le sais bien. Quelqu’un voulait une promotion, un autre n’aimait pas tes beaux yeux, l’un t’envie ta liberté, l’autre doit justifier le budget, etc.»

De mois en mois, la défense a demandé de transférer les deux femmes en assignation à résidence, Berkovitch élevant seule deux enfants adoptifs handicapés, souffrant terriblement de la séparation, et Petriïtchuk ayant à charge une jeune sœur et des parents âgés. Mais en vain, et ce malgré l’intercession de nombreuses personnalités du monde artistique, y compris loyalistes.