«Votre événement est terminé. Vous allez tous être interpellés.» Le forum «La Russie municipale» venait à peine de commencer, ce samedi matin, et la table ronde regroupant l’ancien maire libéral d’Ekaterinbourg Evgueni Roizman, le député moscovite d’opposition Ilia Yachine et son homologue pétersbourgeois Maxime Reznik touchait à sa fin quand la police a débarqué dans l’hôtel qui l’accueillait et interpellé la totalité des 170 participants.
Youlia Galiamina, Vladimir Kara-Murza, Andreï Pivovarov… pratiquement tous les leaders de l’opposition dite «hors système» sont cueillis dans un coup de filet sans précédent, et font rapidement circuler l’information sur leurs réseaux sociaux, à grand renfort de tweets et de selfies pris à l’intérieur des paniers à salade, en route pour différents commissariats moscovites. «Nous avons encore pu voir aujourd’hui, écrit Youlia Galiamina, à quel point le pouvoir est terrifié de voir les gens s’organiser localement, comme ils ont peur des leaders locaux et de voir les gens exiger d’être représentés.»
«Vote intelligent»
Le forum devait réunir les élus locaux d’opposition pour deux jours de séminaires consacrés aux aspects juridiques et politiques de leur activité, et à la préparation de leur réélection l’année prochaine. Au total, cinquante-six régions étaient représentées : le résultat d’un tournant stratégique pris depuis quelques années par les différents courants d’opposition qui, au lieu de boycotter les scrutins ou de s’y présenter en ordre dispersé, ont appris à unir leurs forces, ont recours au «vote intelligent» promu en particulier par Alexeï Navalny, et parviennent à se faire élire à des scrutins locaux.
Le but est double : en s’impliquant dans la politique locale, court-circuiter le reproche, souvent fait aux opposants, de se complaire dans la critique sans avoir bilan ou proposition concrète à soumettre aux électeurs. Et surtout, briser le monopole du parti de Vladimir Poutine, «Russie Unie», sur ces assemblées, les utiliser comme plateforme, mettre à profit les opportunités de contrôle démocratique qu’elles offrent, et permettre dans un second temps aux candidats anti-Kremlin de se présenter à des scrutins plus importants comme, par exemple, les législatives à venir en septembre de cette année. Bref, s’engouffrer par le bas dans les failles du système Poutine.
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Alexandre Soloviev devait participer à une table ronde prévue dans l’après-midi. «J’avais décidé de faire la grasse matinée et de venir au dernier moment. Et puis en sortant de chez moi vers 11 heures, j’ai vu qu’il n’y avait plus de forum… C’est pour ça que je n’ai pas été arrêté», s’amuse-t-il en s’attablant dans un café branché du centre de Moscou. Autour de lui, la jeunesse libérale de Moscou déguste des latte au lait d’amande dans un décor à la mode. «J’aime bien donner rendez-vous ici, explique-t-il, parce que si un agent me surveille, on ne voit que lui au milieu de tous les clients !»
Mettre les opposants sur la touche
Pour le jeune militant d’opposition, l’affaire est évidente : il ne s’agissait pas, pour les autorités, d’empêcher la conférence de se tenir. Pour cela, il existe d’autres méthodes, déjà maintes fois mises en pratique : déclarer une fausse alerte à la bombe, couper l’électricité dans le bâtiment, envoyer des nervis ultranationalistes faire le coup de poing… Non, «l’objectif, dit-il, c’était d’arrêter tout le monde».
Officiellement, la police reproche aux opposants leur participation à un événement «tenu par une organisation indésirable», en l’occurrence le mouvement «Open Russia» de Mikhaïl Khodorkovski, et peu importe si sa branche russe est dissoute depuis plus de deux ans. Une infraction administrative pour laquelle ils n’encourent qu’une amende sans emprisonnement. A quoi bon ? «Parce que les élections législatives arrivent bientôt, explique Soloviev, et qu’ils veulent les empêcher à tout prix d’y participer.»
Or, la loi russe prévoit qu’après deux infractions administratives dans la même année, une enquête criminelle peut être ouverte. Et en cas de condamnation, même à une peine avec sursis, impossible de se présenter au scrutin. Certains des députés arrêtés ce samedi ont déjà été sanctionnés pour avoir, par exemple, participé aux manifestations de soutien à Alexeï Navalny au mois de janvier. Pour les autres, le pouvoir devra encore inventer un second prétexte dans les mois à venir pour les mettre sur la touche… et s’assurer que les élections législatives à venir seront entièrement «sous contrôle».