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Opposition

En Turquie, l’annulation d’un match de football cristallise les clivages politiques

Prévue à Riyad, la rencontre de la Supercoupe a été annulée après le refus des hôtes saoudiens de laisser les joueurs turcs rendre hommage à Mustafa Kemal Atatürk. L’opposition laïque s’est emparée de l’affaire pour vilipender le président Erdogan.
A Istanbul, des supporteurs de foot manifestent après l'annulation du match Fenerbahçe-Galatasaray, le 30 décembre 2023. (Emrah Gurel/AP)
par Killian Cogan, correspondant à Istanbul
publié le 31 décembre 2023 à 11h33

Il s’agirait presque d’un crime de lèse-majesté. Ce vendredi soir, alors que Fenerbahçe et Galatasaray, les deux équipes phares du football turc, devaient s’affronter à Riyad, en Arabie saoudite, leurs hôtes ont commis l’ultime affront : celui de s’en prendre au fondateur de la Turquie moderne, Mustafa Kemal Atatürk.

Le match, organisé dans le cadre de la Supercoupe de Turquie, une compétition annuelle tenue entre les champions de la saison précédente de la Süper Lig et ceux de la Coupe de Turquie, intervient dans le contexte de l’année du centenaire de la fondation de la République turque. A cette occasion, les deux équipes avaient prévu d’enfiler pour l’échauffement des maillots à l’effigie du père des Turcs et de brandir des banderoles signées de sa légendaire formule : «Paix dans le pays, paix dans le monde.»

Cela n’a pas été du goût des autorités saoudiennes, qui s’y sont opposées et, selon le télédiffuseur national TRT, sont allées jusqu’à entrer dans les vestiaires des joueurs du club de Fenerbahçe pour confisquer l’une des banderoles en question. Face à cette offense, les deux équipes ont tenu tête et plié bagage. Dans la foulée, la Fédération turque de football a laconiquement annoncé que le match de la Supercoupe 2023 avait été «reporté à une date ultérieure en raison de certains problèmes d’organisation».

Ressentiment anti-arabe

De quoi susciter une controverse nationale et attiser les sempiternelles lignes de fractures politiques du pays. Car s’il est un sujet qui cristallise les passions, c’est bien celui d’Atatürk. Pour ses nombreux tenants, l’architecte de la Turquie laïque et républicaine est une figure sacro-sainte qu’il faut d’autant plus défendre que son héritage est malmené par vingt et un ans de gouvernance islamo-conservatrice sous l’égide du Parti de la justice et du développement (AKP).

Aussi, la provocation est-elle décuplée qu’elle provient de l’Arabie saoudite, incarnation même de cet obscurantisme religieux contre lequel a lutté Mustafa Kemal. En effet, le royaume wahhabite, au même titre que l’ensemble du monde arabo-musulman, est honni par ces kémalistes qui en veulent au gouvernement de Recep Tayyip Erdogan d’y associer leur nation au détriment du bloc occidental auquel, encore une fois, Atatürk avait cherché à s’arrimer. L’affaire survient par ailleurs sur fond de ressentiment anti-arabe grandissant, à l’égard des près de quatre millions de réfugiés syriens vivant dans le pays, ainsi que des centaines de milliers de touristes du Golfe qui viennent y séjourner chaque année.

A trois mois des élections municipales du pays, prévues le 31 mars, le camp de l’opposition laïque, incarnée par le Parti républicain du peuple (CHP), a trouvé dans cette affaire un filon à exploiter. «Nous sommes reconnaissants envers Fenerbahçe et Galatasaray. Ils ont remis à leur place les impudents d’Arabie saoudite et les effrontés qui ont organisé la Coupe du centenaire de la république [turque] là-bas ! a lancé Özgür Özel, le dirigeant du parti, samedi après-midi. Le principal coupable ici est Recep Tayyip Erdogan qui a fait d’Atatürk quelque chose de négociable.»

«Loyauté éternelle»

Dès vendredi soir, Mansur Yavas, le maire d’Ankara, issu du même parti, a pavoisé la rue où est domiciliée l’ambassade saoudienne de drapeaux à l’effigie du fondateur de la Turquie. A Istanbul, son homologue, le maire Ekrem Imamoglu a pour sa part fait afficher le slogan «Paix dans le pays, paix dans le monde» sur les girouettes des autobus de la ville.

«Il n’y a pas de perdant dans cette finale, il y a deux gagnants, la Super Coupe 2023 devrait être divisée en deux et exposée dans les musées des deux clubs comme symbole de la rivalité et de l’amitié éternelles, ainsi que de notre loyauté éternelle envers Mustafa Kemal Atatürk !» a suggéré, inventif, l’édile, avant d’enjoindre les Stambouliotes à se rendre dans le quartier de Besiktas munis de drapeaux turcs, de photos d’Atatürk et de banderoles représentant les différentes équipes de foot du pays.

Le président Recep Tayyip Erdogan a quant à lui attendu la soirée de samedi pour réagir à la polémique. «Je voudrais souligner que nous regrettons les incidents qui se sont produits la nuit dernière. Mais les déclarations faites par les partis d’opposition depuis hier soir relèvent de la récupération politique», a lâché le chef de l’Etat, qui s’exprimait à l’issue d’une remise des prix créée en hommage au poète islamiste et anti-kémaliste Necip Fazil Kisakürek. La cérémonie se tenait au centre culturel Atatürk, à Istanbul. Tout un symbole.