La guerre était déjà dans l’air. Elena Dudnik l’a sentie arriver pour de bon dans le souffle des jets russes à basse altitude et le fracas des premières bombes sur Izioum (est de l’Ukraine) les 25 et 26 février. Mais cette infirmière ukrainienne était loin d’imaginer que ce conflit la mènerait à Moscou, avant de l’expédier vers le paisible Zurich. Au terme d’un périple tumultueux de cinq mois, c’est en Suisse qu’Elena Dudnik a débarqué pour sécuriser ses huit enfants – dont sept adoptés avant-guerre – et faire soigner l’un d’eux, Andriy, salement amoché par un bombardement le 30 avril à Izioum. Ce jour où tout a basculé. Ils sont désormais loin du front, loin des griffes des Russes qui ont tenté de séparer la famille afin de faire adopter Andriy en secret.
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Sans l’obstination d’Elena, cet adolescent de 17 ans aurait probablement rejoint les rangs des dizaines de milliers d’enfants ukrainiens transférés vers la Russie. En janvier, la fédération de Russie a admis que près de 5 millions d’Ukrainiens, dont 733 000 enfants, étaient arrivés sur son sol depuis février. Parmi ceux qu’elle présente comme des «réfugiés de guerre», figurent des «déportés de force», notamment des mineurs comme Andriy. Les autorités ukrainiennes ont pu documenter le sort de 16 270 d’entre eux, dont «la moitié a déjà changé de noms et acquis la citoyenneté russe», selon la députée ukrainienne Lesia Zaburanna.
Latte et doudoune
Ce transfert forcé d’enfants d’un groupe à un autre, sans même parler du changement d’état civil et de l’adoption contrainte, est l’un des actes constitutifs du crime de génocide selon la Convention de 1948. C’est également une violation des conventions de Genève. Dénoncée à la CPI en décembre, cette pratique illustre le projet délirant de «russification», de «dénazification» dans lequel s’est lancé le régime de Vladimir Poutine depuis l’annexion de la Crimée et, surtout, depuis l’invasion de l’Ukraine il y a un an.
Elena sait qu’elle revient de loin. «Je n’ai pas de mots aujourd’hui pour expliquer ce que j’ai ressenti durant ces longs mois de guerre, cette peur, ce stress», raconte-t-elle les yeux perdus dans un latte, les mains plongées dans une épaisse doudoune, à la terrasse d’un café zurichois. Les bombardements, les premiers combats, puis l’arrivée des Russes à Izioum début avril ne sont qu’une première épreuve pour la famille Dudnik.
Carrefour stratégique au sud-est de Kharkiv, la ville de 45 000 habitants plonge dans la guerre. «Les avions passaient très bas au-dessus de la ville, je me précipitais dans la chambre des enfants pour les couvrir avec des couvertures. Comme si ça allait les protéger des missiles», sourit Elena Dudnik en hochant la tête. La famille vit alors au cinquième étage d’un immeuble de la rue Gagarine. Très vite, elle migre dans la cave avec de l’eau, des chaises, de la nourriture et la peur au ventre. «Début mars, un immeuble bombardé s’est effondré sur ses occupants abrités dans le cellier. Il y avait plein de morts. On a vécu sans rien, terrés dans des caves», se souvient Elena.
«Embrigader mon fils»
Les Russes commencent à occuper la ville. «Ils frappent aux portes, fouillent partout, emportent ce qu’ils peuvent, cherchent des informations, des papiers.» Chez Elena Dudnik, ils découvrent un uniforme qu’Andriy portait au lycée militaire. «Son nom était cousu dessus. Les soldats disent que mon fils est un combattant, qu’ils vont l’incorporer et l’envoyer se battre.» Malgré la panique, l’infirmière parvient à convaincre les Russes qu’ils ne peuvent embrigader contre son gré un enfant qui vient juste d’avoir 17 ans.
Les affrontements s’intensifient autour et dans Izioum. «Il y avait des tirs dans les rues, des frappes et beaucoup de blessés», raconte l’infirmière qui a repris ses longues gardes dans les sous-sols de l’hôpital dès le 16 mars. Pendant ce temps, sa mère et ses enfants sont cachés dans la cave. Et guettent les accalmies pour sortir se débarbouiller, s’approvisionner. Un couvre-feu est décrété à partir de 19 heures. «Les Russes nous disent alors qu’ils tireront à vue, sans prévenir», poursuit Elena.
Reportage
Ce quotidien de manques et de menaces est pulvérisé le 30 avril, journée de féroces combats dans le sud de la ville. Sur le chemin du retour de l’hôpital où «ils ont rechargé les téléphones et téléchargé des films pour les petits», Andriy et sa grand-mère sont fauchés par un tir d’artillerie. Ils ont eu le tort d’emprunter une route risquée pour tenter de retrouver le chat de la maison disparu quelques jours plus tôt. L’explosion est si forte qu’Elena l’entend depuis la salle de soins. L’ambulance démarre aussi sec. Elle comprend que «quelque chose de grave s’est passé».
«Maman, ne pleure pas»
La mère d’Elena, 62 ans, est tuée sur le coup, Andriy grièvement blessé : fractures ouvertes, blessures multiples à la tête, foie et poumons endommagés, colonne vertébrale atteinte. «Je suis infirmière, nous sommes en guerre, les corps mutilés ou les dépouilles font partie de la vie de tous les jours. Mais voir mon fils si esquinté, ça m’a choquée. Je ne comprenais pas ce que je voyais», dit Elena Dudnik, voix blanche et larmes aux yeux. «Maman, ne pleure pas, tout ira bien», parvient à murmurer Andriy.
L’hôpital d’Elena ne peut prodiguer que les premiers soins. C’est le transfert immédiat ou la mort assurée. Un hélicoptère évacue alors l’adolescent vers la Russie. Le lendemain, Elena apprend que son fils est à Moscou. Sans plus de précision. «Pendant des semaines, je suis restée sans nouvelles d’Andriy. Les soldats à Izioum me disaient que l’information était confidentielle, puis que l’instruction était close de toute façon et qu’il n’y avait plus rien à dire.» Et, à leurs yeux, probablement plus rien à attendre.
Elena ne désarme pas. Quand elle ne travaille pas, ne dort pas, elle est en alerte, en quête de signes. Recharge son téléphone et parcourt les hauteurs d’Izioum pour attraper une connexion. Un jour, sur les «pentes d’une colline parsemée de bombes à sous-munitions», elle capte du réseau et, via Viber, tombe sur le message envoyé par une mère de Kharkiv dont le fils est hospitalisé dans la même chambre qu’Andriy à Moscou. Son fils n’a pas de téléphone pour communiquer, mais il est bien vivant. Il se trouve à l’Hôpital clinique pour enfants de Russie.
Malgré la guerre et le manque de liquide, Elena décide de s’y rendre avec ses enfants. La famille et des voisins dévoués l’aident à organiser ce périple. Ivan, un curieux passeur, entre dans la boucle. Arrivée à la frontière, elle est soumise à un interrogatoire policier musclé, à une prise d’empreinte, aux premières pressions pour «prendre la citoyenneté russe, s’installer en Russie. A chaque démarche administrative, j’y ai eu droit. Les Russes me disaient que tout irait plus vite si j’abandonnais mon passeport ukrainien».
«Homme étrange»
Les longues formalités terminées, Ivan lui joue un drôle de tour : la voiture qu’il a réservée est trop petite pour emmener toute la famille au chevet d’Andry. «Il m’a alors conseillé de laisser mes enfants à la frontière, d’aller vite chercher mon fils et de revenir récupérer tout le monde», raconte Elena qui se souvient de cet «homme étrange qui n’arrêtait pas de prendre mes filles en photo». Elle refuse net, Ivan finit par trouver un plus grand véhicule.
C’est en larmes que la famille se rassemble dans la chambre d’Andriy le 17 juin. Tout se mêle, la joie des retrouvailles, le souvenir des combats, la mort de la grand-mère, le stress des contrôles, des insultes anti-ukrainiennes dans les transports et dans la rue à Moscou. Et la trop lente convalescence d’Andriy : très faible, incapable de marcher, il doit rester hospitalisé. Le temps des soins, Elena fait des ménages pour nourrir les enfants. Une «grande famille russe, aimante, antiguerre et anti-Poutine» les héberge dans la capitale russe.
Mais l’infirmière ukrainienne n’est pas au bout de ses surprises. Dans les couloirs de l’hôpital, elle apprend que les docteurs commençaient à chercher une famille d’adoption pour son fils. «On leur avait dit que j’étais morte, que la famille avait été séparée. Cette fausse information aurait même été diffusée sur des réseaux en ligne, m’ont confié des médecins en secret.» «Inquiète du climat de tensions, du manque de sécurité pour [s]es enfants», elle prépare le départ de Russie. Contacte une organisation russe qui propose de l’évacuer avec Andriy vers l’Espagne, mais de laisser ses autres enfants à Moscou. «Ça en dit long sur le type d’aide qu’on leur a proposé côté russe», commente Liza, une volontaire de l’ONG Helping to Leave. L’organisation créée l’an dernier pour placer les Ukrainiens en sécurité a reçu sur sa boucle Telegram un message d’Elena. Elle lui propose alors d’évacuer de Russie toute la famille via un réseau de personnes de confiance.
«Les enfants sont exposés et vulnérables»
«De nombreux Ukrainiens sont kidnappés en Russie, et beaucoup d’entre eux ne reçoivent aucune aide, rappelle Nelli, une autre membre de Helping to Leave. Les enfants sont vraiment exposés et vulnérables.» Orphelins, mineurs issus de familles monoparentales ou arrachés à leurs parents font partie des cibles des autorités russes. Depuis l’invasion de l’Ukraine, celles-ci ont accéléré la construction de centres de filtration, de transit et de rééducation. Tout en modifiant les lois pour accélérer les adoptions et l’obtention de la citoyenneté russe, comme l’ont documenté deux organisations ukrainiennes : l’Institut pour les études stratégiques et de sécurité et le Groupe des droits de l’homme de l’Est. Pour sa mission, Moscou s’est même trouvé une «belle âme» en la personne de Maria Lvova-Belova, grande communicante et fausse angélique de 38 ans que Vladimir Poutine a nommée commissaire aux droits de l’enfant. Sur sa chaîne Telegram, elle se vante de sauver des enfants ukrainiens, met en scène leur accueil à grand renfort de peluches et d’images attendrissantes. Elle assure leur offrir des «soins» dans des centres de «rééducation» et de «réhabilitation psychologique» à Moscou. «Cette déportation des mineurs et les tentatives pour changer leur identité viseraient à accroître la population russe, analyse Oksana Senatorova, juriste à l’université Yaroslav-Mudryi à Kharkiv. Environ 200 000 soldats russes sont déjà morts, des centaines de milliers de personnes ont fui la conscription. Il y a des risques sérieux de crise démographique.»
Elena et ses enfants ont pu échapper à la «grande famille russe» vantée par le Kremlin. Ils ont franchi la frontière fin août pour gagner le Bélarus, puis la Pologne. Pris des trains et des bus avant de poser leurs valises en Suisse. Le père, séparé de son épouse il y a deux ans, a rejoint la famille à Zurich. L’ambassadeur d’Ukraine en Suisse et sa femme leur ont trouvé un deux-pièces dans un foyer de réfugiés, une école pour les enfants et un hôpital spécialisé pour Andriy. «Physiquement cassé et psychologiquement dévasté», selon sa mère, Andriy n’a pas souhaité rencontrer Libération. Ses médecins ne sont guère optimistes sur ses chances de remarcher. «Je ne le vois pas en fauteuil roulant, il remarchera», avance Elena, droite et forte. Ils retourneront à Izioum, dit-elle, comme une évidence.