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Géopolikitsch

Eurovision 2023, une grand-messe géopolitique en prime-time

LGBT +dossier
Le concours musical né en 1956, monstre de kitsch et de démesure, est aussi un levier de la construction européenne, utilisé par les pays candidats comme un outil de diplomatie et de soft power. Après la victoire de l’Ukraine l’an dernier, la finale de l’édition 2023 se tient ce samedi 13 mai à Liverpool.
Jeudi, à Liverpool, lors de la seconde demi-finale de l’Eurovision. (Martin Meissner/AP)
publié le 12 mai 2023 à 20h59

D’un motet catholique à un hymne cathodique : le prélude du Te Deum en ré majeur, composé au XVIIe siècle par le Français Marc-Antoine Charpentier, résonnera samedi à Liverpool en introduction d’une messe qui se perpétue depuis 1956. Le Concours Eurovision de la chanson est, de longue date, l’événement télévisé non-sportif le plus suivi dans le monde : près de 200 millions de téléspectateurs auront les yeux et les oreilles rivés sur leur écran de télévision ou d’ordinateur. Longtemps jugée ringarde et vieillotte, la compétition a rajeuni son public pour être aujourd’hui perçue comme un moment de plaisir, de communion inclusive et intergénérationnelle. Mais bien plus qu’un raout pailleté, costumé et parfois kitsch, l’Eurovision se fait toujours plus politique, au point de devenir un outil de diplomatie et de soft power. Célébrée comme un événement planétaire, la très large victoire de l’Ukraine l’an dernier, trois mois après l’invasion de son territoire par la Russie, a confirmé la perméabilité de la géopolitique dans le concours.

Si les règlements de l’organisateur, l’Union européenne de radiodiffusion (UER), interdisent toute référence politique, les pays candidats ne se privent pas d’utiliser la compétition pour d’autres raisons que l’amour de la musique. La création de l’Eurovision répondait d’ailleurs à l’origine à un objectif politique : contribuer à construire une Europe de la concorde sur le champ de ruines de la Seconde Guerre mondiale. L’UER, organisme qui mettait en commun les moyens techniques des radios et télévisions du continent, eut l’idée d’une compétition musicale, inspirée du festival de la chanson italienne créé en 1951 à Sanremo. Sept pays concouraient, le 24 mai 1956, lors de la première édition, organisée et remportée par la Suisse. Cette année, ils étaient 37 à aspirer au micro de cristal. Après les deux demi-finales de mardi et jeudi, ils seront 26 lors de la grande finale de ce samedi à Liverpool – Kyiv ne pouvant accueillir la compétition, c’est le Royaume-Uni, arrivé deuxième en 2022, qui en assure l’organisation.

Le pouvoir de l’Ukraine

Comme en écho à la célébration de la paix de ses origines, les téléspectateurs et les jurys ont largement offert en mai 2022 la victoire à une Ukraine sous les bombes russes. Une troisième consécration pour le pays en vingt ans de participation. Le chercheur Florent Parmentier, secrétaire général du Cevipof, note que l’Ukraine «est parvenue, grâce à l’Eurovision, à se forger une image européenne» bien avant sa candidature à l’entrée dans l’UE, formulée en mars 2022. Le pays a, en effet, toujours mêlé étroitement le concours aux événements politiques. Indépendant depuis 1991, il rejoint la compétition en 2003 et réussit à s’imposer dès sa deuxième participation avec Ruslana et sa chanson Wild Dances. Lorsque éclate l’année suivante la révolution orange – après les résultats jugés truqués de l’élection présidentielle –, la chanteuse prend fait et cause pour le mouvement citoyen. Elle se fera élire députée en 2006 sous l’étiquette Notre Ukraine, parti du président pro-européen Viktor Iouchtchenko.

Au fil du temps, la dégradation des relations entre l’Ukraine et la Russie apparaît en filigrane. En 2016, deux ans après l’annexion de la Crimée par Moscou, la chanteuse Jamala offre une deuxième victoire à son pays avec la chanson 1944, inspirée par la déportation des Tatars de Crimée par Staline, aux échos anti-russo-soviétiques particulièrement d’actualité. Récupérant l’organisation de la compétition en 2017, Kyiv refuse d’accueillir la candidate russe, Ioulia Samoïlova, accusée d’avoir chanté dans la péninsule occupée. Le même motif vaudra le renvoi de la rappeuse ukrainienne Alina Pash, choisie l’an dernier. Elle est remplacée par le groupe Kalush Orchestra, futur vainqueur, dont le couronnement prend valeur de symbole de la solidarité internationale avec le pays attaqué. L’UER a tout de même fixé une limite : le président Volodymyr Zelensky n’a pas été autorisé à diffuser en vidéo un message qu’il avait préparé pour la soirée de samedi.

Comme l’Ukraine, d’autres Etats d’Europe de l’Est ont rapidement rejoint l’UER après la dislocation de l’URSS et de la Yougoslavie, s’ouvrant ainsi les portes de l’Eurovision. Indépendantes depuis 1991 et 1992, la Slovénie, la Croatie et la Bosnie-Herzégovine sont les premières à prendre part au concours, en 1993. Pour tous ces pays, il s’agit de l’une des premières institutions européennes à laquelle ils adhèrent. Car la participation à l’Eurovision est aussi révélatrice de l’adhésion au projet européen. Si de nombreux pays se sont tournés vers l’UE et l’UER dans les années 1990 et 2000, d’autres se sont progressivement retirés de la compétition. A commencer par la Turquie qui l’a quittée en 2013, quand les négociations sur son adhésion à l’UE ont commencé à capoter. Tout comme la Hongrie, absente depuis 2020, l’époque où le Parlement européen commençait à dénoncer les menaces portées aux valeurs de l’Union par le gouvernement de Viktor Orbán.

Drag à barbe et baiser lesbien

Autant qu’un ring entre rivaux diplomatiques, l’Eurovision fait office de plateforme pour les minorités, accompagnant les avancées sociétales. Les candidats et les candidates issus de la diversité se sont multipliés à mesure que la visibilité et les droits LGBT + gagnaient du terrain en Europe. Même si avant les années 90, cette présence restait subliminale. Le Luxembourg remporte ainsi le concours en 1961 avec la ballade Nous les amoureux de Jean-Claude Pascal. Ecoutée aujourd’hui, elle paraît traduire le vécu des minorités sexuelles contraintes de cacher leurs sentiments. A l’époque, personne n’avait pourtant fait cette lecture. L’interprète était certes gay, mais avec la discrétion que la morale imposait alors. Cliff Richard, deux fois candidat pour le Royaume-Uni en 1968 et 1973, est un cas semblable.

Il faut attendre l’Islandais Paul Oscar, en 1997, pour voir un candidat ouvertement homosexuel sur scène. Un an plus tard, l’Israélienne Dana International, première artiste trans à participer, triomphe à Birmingham avec sa chanson Diva. La réalité queer va dès lors s’installer dans le paysage eurovisuel : baiser lesbien échangé par le duo russe t.A.T.u. en 2003, victoire de la drag-queen à barbe autrichienne Conchita Wurst en 2014, précédée par le trio slovène de travestis Sestre en 2002, sélection de Bilal Hassani par la France en 2019… Cette visibilité a suscité l’ire de quelques pays et institutions conservateurs. Deux semaines après la victoire en mai 2014 de Conchita Wurst, des sommités orthodoxes lui font un procès en sorcellerie, l’accusant d’être responsable d’inondations meurtrières dans les Balkans. La Hongrie s’est quant à elle retirée du concours car elle le jugeait «trop gay», selon plusieurs sources au sein de la chaîne publique MTVA.

Propagande à peine voilée et renvois d’assesseurs

C’est aussi l’exposition médiatique que cherchent de nombreux petits Etats, quitte à transformer le concours en vecteur de propagande. En 2012, rien n’est trop beau lorsque le régime azerbaïdjanais, dirigé par l’autocrate Ilham Aliyev, organise l’Eurovision à Bakou, mais non à bas coût : des centaines de millions d’euros sont dilapidés, en particulier pour la construction en quelques mois du fastueux Crystal Hall. A l’époque, Amnesty International dénonçait la tenue du concours dans le pays où s’exerce «une répression sévère de la liberté d’expression, de la dissidence, des ONG et des journalistes critiques» et la Suédoise Loreen, avant sa victoire, s’était attirée les foudres du gouvernement en rencontrant des militants et en déclarant : «Les droits humains sont violés chaque jour en Azerbaïdjan, on ne peut se taire sur de telles choses.»

En 2022, l’UER révélait avoir détecté une tricherie lors de la première demi-finale : les jurys de six pays auraient échangé leurs votes pour augmenter leurs chances de qualification – ces voix litigieuses avaient été annulées. En conséquence, seul le vote populaire a décidé cette année des candidats sélectionnés pour la finale. L’incident illustre les soupçons récurrents de collusion entre pays proches (par la langue, la culture ou l’histoire), tant dans le suffrage populaire que dans celui du jury.

L’analyse des votes confirme d’ailleurs certaines tendances. Le chercheur Florent Parmentier identifie des «alliances naturelles» dans trois zones : l’Europe du Nord, la sphère post-soviétique et l’espace balkanique. Les affinités de langue (Chypre et Grèce, Roumanie et Moldavie) se traduisent aussi par des échanges de votes, mais le chercheur tempère : ces préférences témoignent de la notoriété régionale pré-Eurovision de certains candidats. Et la liste des vainqueurs (dix-huit pays différents en vingt-deux éditions depuis 2001) montre qu’on est loin du refrain «c’est toujours les mêmes qui gagnent». «Il n’y a par exemple pas de préférences constatées entre pays latins, ajoute Florent Parmentier, ce qui n’a pas empêché les victoires en 2017 et 2021 du Portugal et l’Italie.»

Un des charmes de l’Eurovision réside, en effet, dans son égalitarisme : s’ils parviennent en finale, Saint-Marin ou Malte partent avec les mêmes chances que le Royaume-Uni ou la France. Les «petits» pays s’en sortent même plutôt mieux que les «Big Five», les cinq nations qui, par leur contribution au budget de l’UER, ont le privilège d’être qualifiées d’office en finale. Ce qui devient finalement un handicap, note Florent Parmentier : accéder à la finale passe pour les autres par la présentation d’un titre efficace.

Enfant proche de la retraite

Après avoir longtemps laissé la vedette, les grands pays semblent aspirer à nouveau à la victoire. La France a terminé deuxième avec Barbara Pravi en 2019, derrière l’Italie, et le Royaume-Uni et l’Espagne étaient respectivement deuxième et troisième en 2021. Preuve du réinvestissement de la France, la secrétaire d’Etat à l’Europe, Laurence Boone, fera le déplacement samedi à Liverpool. Mais la France peut-elle rêver à un trophée qui lui échappe depuis 1977 (sous Giscard d’Estaing), soit une éternité ? L’oiseau de la chanson de Marie Myriam s’est envolé depuis belle lurette, quant à l’enfant il doit être aujourd’hui proche de la retraite.

Pour espérer remporter l’Eurovision, «il faut respecter quelques règles», souligne le secrétaire général du Cevipof. Dans les semaines qui précèdent le concours, il est recommandé de faire tourner l’artiste, dans les studios de radio et de télévision, pour le ou la familiariser avec les publics des autres pays. Certains candidats font de leur ambassade, dans le pays où se déroule la finale, un PC stratégique, avec cocktails et rencontres, si possible avec le candidat. La France était partie pour jouer le jeu cette année, mais le sort lui a été contraire : La Zarra a annulé pour «raison personnelle» (un burn-out a été évoqué) sa participation à un concert à Amsterdam réunissant une trentaine de candidats, puis dans la foulée une réception à l’ambassade à Londres.

De l’avis des tout-puissants bookmakers anglosaxons, la candidate suédoise Loreen part largement favorite pour la finale. Une nouvelle victoire de la chanteuse, déjà couronnée en 2012, confirmerait la prééminence du pays dans le concours, d’ailleurs dirigé depuis 2020 par le Suédois Martin Österdahl. Une tradition qui remonte à 1974 et au triomphe d’Abba, un groupe qui, exporté dans le monde entier, devint les années suivantes une puissance économique : il apporta au PIB presque autant de devises que Volvo.