Qu’un meurtrier présumé soit préalablement connu des services de police, c’est malheureusement souvent le cas, en Autriche comme ailleurs. Il est moins habituel cependant qu’il soit également connu du grand public. C’est l’histoire tragique qui agite l’Autriche depuis ce week-end et qui participe, au passage, à l’émergence d’une discussion publique sur le sujet des violences faites aux femmes.
Jeudi soir aux environs de 20 heures, des coups de feu retentissent dans un immeuble du vingtième arrondissement de la capitale. Une Viennoise s’écroule dans son appartement. La police appréhende rapidement un homme de 42 ans. Il s’agit de l’ancien compagnon de la victime. Fortement alcoolisé, il n’est pas allé bien loin, jusqu’à la cour de l’immeuble. La victime, 35 ans, mère de deux enfants, succombe à ses blessures à l’hôpital. C’est la neuvième femme qui meurt de la main – selon toute vraisemblance – de son conjoint ou ex-conjoint depuis le début de l’année en Autriche : une femme toutes les deux semaines, en moyenne, dans un pays de moins de 9 millions d’habitants.
Les médias révèlent l’identité du suspect. Il est connu dans le pays sous son surnom : «der Bierwirt», «le tavernier». Depuis 2018, ce tenancier d’un débit de bière viennois poursuit en justice l’actuelle présidente du groupe parlementaire écologiste à la chambre basse autrichienne, Sigrid Maurer. Il l’accuse de diffamation parce qu’elle a rendu publics des messages obscènes qu’il lui aurait adressés. La militante a expliqué vouloir ainsi lutter contre l’impunité des harceleurs sur Internet et alerter l’opinion publique. Il a fini par retirer sa plainte, il y a à peine quelques semaines.
«Tendance à ne pas croire les victimes»
Selon les médias autrichiens, le «tavernier» avait déjà été condamné à plusieurs reprises pour violences. Ce ne serait pas la première fois que la police aurait négligé les tendances violentes d’hommes qui finiront par commettre un féminicide. La loi autrichienne donne-t-elle des outils pour intervenir en amont en cas de danger ? «Le cadre légal aurait besoin d’être adapté, considère la sociologue et spécialiste des inégalités de genre Laura Wiesböck. Mais le problème est surtout que les possibilités offertes par les lois qui existent déjà ne sont pas toujours utilisées. La police, la justice, comme le reste de la société, ont souvent tendance à ne pas croire les victimes, à ne pas prendre au sérieux ce sujet des violences faites aux femmes.»
Un rapport Eurobaromètre établissait en 2016 que près d’un quart des Autrichiens considèrent que «la violence envers les femmes est souvent provoquée par les victimes» – un taux bien supérieur à celui des autres pays d’Europe de l’Ouest (12% en France). Laura Wiesböck estime que «l’idée que les victimes elles-mêmes sont coupables de ce qui leur arrive constitue une grande partie du problème». Le principal hebdomadaire du pays, Profil, relevait le week-end dernier que l’Autriche était en outre le seul pays de l’Union européenne dans lequel davantage de femmes que d’hommes meurent dans des crimes violents.
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Mais les chiffres manquent pour quantifier précisément le phénomène. Les autorités locales ne comptabilisent pas spécifiquement les meurtres de femmes perpétrés par leurs compagnons ou ex-compagnons, regrette Laura Wiesböck. Ce neuvième féminicide, très médiatisé, pourrait faire bouger les lignes. Le ministère des Femmes et l’Office fédéral de la police criminelle ont annoncé dès vendredi lancer une analyse rétrospective : leurs services se pencheront sur les cas de femmes assassinées ces dix dernières années pour tirer des enseignements sur le profil de leurs auteurs et l’action de la police.
Sommet sur la sécurité des femmes
Depuis vendredi, les réactions officielles se sont multipliées. De Sigrid Maurer, l’élue verte qui avait été attaquée par le passé par l’auteur présumé des coups de feu et qui s’est dite «personnellement choquée», au président de la République fédérale. Les ministres des Femmes et de l’Intérieur, tous deux appartenant au parti conservateur ÖVP, ont convoqué lundi les chefs de police des neuf Länder du pays à un sommet sur la sécurité des femmes.
La société civile s’empare également de la question. Un groupe d’écrivains et d’écrivaines a lancé un appel intitulé «Contre les violences faites aux femmes. Féminicides – cela nous concerne tous», déjà signé lundi par 200 professionnels du monde de la culture. Un collectif féministe, inspiré d’un mouvement né en Argentine, invite pour sa part à une manifestation à Vienne lundi soir. Après chaque décès lié à des violences conjugales, les activistes de «Pas une femme de moins» inscrivent rituellement le nom de la victime à la craie sur le pavé de la place Karlsplatz en proclamant : «Si vous en prenez une, nous répondons toutes.»