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Récit

Guerre en Ukraine : des ressortissants indiens enrôlés dans les rangs de l’armée russe

Guerre entre l'Ukraine et la Russiedossier
Selon le quotidien «The Hindu», une centaine d’Indiens à avoir été recrutés par la Russie en tant qu’auxiliaires de sécurité, parmi d’innombrables étrangers venus du monde entier. Une dizaine est bloquée sur place depuis plusieurs mois.
Mohammed Asfan fait partie des ressortissants indiens bloqués en Russie. (Noah Seelam /AFP)
publié le 28 février 2024 à 19h35

Hemil Ashvinbhai Mangukiya a été tué le 21 février au cours d’une attaque aérienne ukrainienne dans la région de Donetsk. Hemil était à ce moment-là en train de s’entraîner au tir près d’une tranchée. Pourtant, il avait été enrôlé par l’armée russe en tant qu’auxiliaire de sécurité, après avoir parcouru plus de 4 000 kilomètres depuis sa ville de Surate. Hemil était Indien. Son histoire a été racontée au quotidien indien The Hindu par un compatriote présent lors de sa mort. D’après ce média, ils seraient une centaine à avoir été enrôlés par la Russie dans son centre de recrutement de Moscou au cours de l’année écoulée. Parmi eux, au moins trois, engagés en tant qu’agents de sécurité, auraient été contraints de combattre aux côtés des soldats russes à la frontière entre la Russie et l’Ukraine.

«On nous a fait signer des contrats qui stipulaient que nous étions engagés en tant qu’auxiliaires de sécurité de l’armée, a raconté l’une des victimes, un jeune Indien originaire de l’Uttar Pradesh ayant requis l’anonymat à The Hindu. On nous a catégoriquement dit que nous ne serions pas envoyés sur le champ de bataille. […] Nous avons vécu dans des tentes et avons été formés au maniement des armes. Le 4 janvier, nous avons été envoyés à Donetsk pour combattre.»

«Pas obligé de vous battre»

Un fonctionnaire d’origine indienne du ministère russe de la Défense a cependant affirmé au média que toutes les recrues «étaient informées des risques avant d’être envoyées à l’entraînement», assurant que leur «consentement était recueilli». Agée d’une vingtaine d’années, la victime a déclaré être venue en Russie avec l’aide d’un agent de recrutement à la tête d’une chaîne YouTube intitulée Baba Vlogs.

Derrière Baba Vlogs, aussi présent sur Instagram et TikTok, il y a Faisal Khan, un agent basé à Dubaï. Ses vidéos font la promotion d’emplois de «soutien de l’armée» russe, payés quelque 1 200 dollars (près de 1 100 euros) par mois. Dans l’une d’elles, Faisal Khan apparaît dans une rue de Saint-Pétersbourg, où il propose un de ces postes contre 3 600 dollars. «Vous n’êtes pas obligé de vous battre, dit-il face à la caméra de son téléphone. Tout ce que vous aurez à faire sera de déblayer les bâtiments détruits, d’entretenir les armureries.»

Le recruteur assure avoir reçu une avalanche de messages et aidé seize ressortissants indiens depuis l’Inde et Dubaï à se rendre en Russie, entre novembre et décembre, rapporte l’AFP. Plus tard, il reconnaîtra avoir été «déconcerté lorsque des rapports ont commencé à arriver sur des corps rapatriés», et a «décidé de mettre un terme au processus de recrutement».

Une prime, mais pas de salaire

Selon des analystes contactés par l’AFP, le recrutement en Inde – vieil allié de Moscou, le pays a refusé de condamner explicitement l’invasion de l’Ukraine – entre dans le cadre d’une campagne russe de recrutement mondial, réalisée dans certains cas avec l’aide d’intermédiaires. Un traducteur indien, employé dans un centre de recrutement militaire russe à Moscou, a affirmé que «chaque grande ville dispose d’un centre de recrutement où sont traités les ressortissants étrangers». Cet homme, ayant souhaité rester anonyme par crainte de représailles, dit avoir supervisé l’enrôlement de «70 à 100» Indiens, précisant que les Népalais sont nettement plus nombreux.

Depuis l’invasion de l’Ukraine en février 2022, il est difficile d’estimer le nombre et l’origine exacte de ces étrangers recrutés par la Russie. «Selon certaines informations, il y a des soldats originaires d’Asie, du Moyen-Orient et peut-être d’Afrique qui combattent en Ukraine aux côtés des forces russes. Ils sont peut-être quelques centaines», explique à Libération Oleg Ignatov, analyste à l’International Crisis Group, une ONG engagée dans la prévention et la résolution de conflits.

Ni la Russie ni l’Ukraine ne révèlent combien d’étrangers servent dans leurs armées. La chaîne de télévision américaine CNN évoque, elle, une fourchette de «14 000 [à] 15 000 Népalais» engagés sur le front ukrainien auprès de l’armée russe, d’après les dires de l’ex-ministre népalaise des Affaires étrangères. Qu’est-il promis à tous ces étrangers ? «De l’argent, et peut-être la citoyenneté russe», répond Oleg Ignatov. Le jeune homme cité par The Hindu assure qu’il lui avait été promis un salaire de 200 000 roupies (près de 2 200 euros) et une prime supplémentaire de 50 000 roupies par mois. «A l’exception de la prime, je n’ai pas reçu d’argent», a-t-il déploré.

Appels à l’aide

D’après le quotidien, ils seraient 18 Indiens à être bloqués à Marioupol, Kharkiv, Donetsk ou Rostov-sur-le-Don depuis novembre. Leur contrat, valable pour une durée minimale d’un an, ne prévoit aucun congé ou départ avant six mois de service. Certains ont appris au média que leurs passeports avaient été confisqués. Plusieurs travailleurs ont adressé des appels à l’aide désespérés à l’ambassade de l’Inde à Moscou, qui sont restés lettre morte. «J’ai envoyé des courriers et appelé l’ambassade à plusieurs reprises, mais ils ne répondent pas. S’il vous plaît, aidez-nous», a demandé un habitant de l’Etat indien du Jammu-et-Cachemire dans une vidéo envoyée à The Hindu depuis la Russie. En tenue de combat aux côtés d’un de ses compatriotes, blessé par balle à la jambe lors d’un entraînement, il dit avoir été «enfermé dans une maison» pour être «envoyé dans la zone de guerre».

Selon certaines sources citées par The Hindu, l’ambassade a donné suite à toutes les plaintes de ce type, mais a souligné que beaucoup d’Indiens affirmant avoir été forcés à travailler à la frontière russo-ukrainienne ne veulent pas quitter la région. Nombreux sont ceux qui ont payé des honoraires élevés à des recruteurs et ne tiennent pas à être rapatriés sans avoir gagné un peu d’argent.

De son côté, le gouvernement indien a affirmé le 23 février avoir pris contact avec les autorités russes pour obtenir la «démobilisation rapide» des Indiens travaillant comme personnel de soutien auprès de l’armée russe. Il a aussi exhorté les ressortissants indiens à se tenir à l’écart du conflit. Selon le ministère des Affaires étrangères, certains ont reçu leur congé depuis cette intervention. Mais des familles reprochent toujours aux autorités indiennes de ne pas en faire assez pour les tirer d’affaire. Le 2 février, dix-neuf jours avant le décès de Hemil Ashvinbhai Mangukiya, son père avait écrit au consulat indien via un agent pour demander le rapatriement de son fils, déployé en zone dangereuse. Des fonctionnaires d’Etat ont déclaré ne pas avoir été informés de cet incident.