Il était trop, trop grand, trop large, plein de tics nerveux, la voix trop forte – et sa personnalité débordait plus encore. «Larger than life», plus grand que la vie, comme dit l’un de ses amis, Campbell MacDiarmid, journaliste néozélandais, qui a fait sa connaissance en Irak, à l’occasion de la bataille de Mossoul. Je l’avais rencontré un peu avant, en août 2016, à l’occasion d’une de ces multiples offensives pour prendre à l’Etat islamique une dizaine de hameaux dans le désert, au cœur de l’été ardent. Les jihadistes résistaient jusqu’à la mort, et la moindre conquête se payait cher. Pete Reed était là, tout près de la première ligne, à recueillir les premiers blessés, avec la petite ambulance qu’il avait lui-même aménagée. Il était l’un des seuls à faire ça à l’époque : de la médecine d’urgence là où personne ne voulait aller.
Il avait 27 ans, mais avait déjà servi comme marine, et effectué deux rotations en Afghanistan. En novembre 2015, il était arrivé, sur ses propres fonds, au Kurdistan irakien, pour faire le coup de feu contre l’Etat islamique. Il a vite compris que là-bas, on manquait plus d’infirmiers que d’armes. Il a formé des peshmergas – combattants kurdes irakiens – aux premiers secours. Puis, il s’est aperçu que rien, ou si peu, n’avait été préparé, sur le plan médical, pour la bataille de Mossoul. Les ONG traditionnelles semblaient paralysées par la dangerosité du milieu et la complexité du dispositif.
Reportage
A sa juste place
Avec son expérience de marine, suivie d’une carrière d’ambulancier, son sens de l’initiative et de l’organisation – rien n’était laissé au hasard –, il s’était imposé leader d’une équipe d’infirmiers de choc, un groupe d’amis, qui se voyaient comme des frères d’armes, aimaient se rapprocher de la guerre et ne pâlissaient pas à la vue du sang. C’est à cette occasion que je l’ai accompagné, lors de l’attaque du village de Bashiqa, aux abords de Mossoul — bastion jihadiste au cœur d’une oliveraie. L’assaut, mené par les peshmergas, s’était engagé, d’une façon pataude, et les combattants de l’Etat islamique rendaient coup pour coup, implacables – comme si un ours maladroit s’était pris à un nid de frelons. Soudain, une voiture-suicide explosa au milieu des combattants kurdes irakiens. Retraite en désordre, blessés en nombre. Pete, qui avait installé un poste médical avancé à proximité, sauta sur un pick-up et fonça à travers la foule pour ramener les premiers éclopés.
Finis, ses tics nerveux et sa gaucherie de colosse dans un monde trop étroit. Nul besoin de se grandir. Il était là à sa juste place, à la hauteur de l’événement, à sauver des vies.
Là, au cœur de la bataille, il se révéla. Il n’était plus trop grand, trop large ; sa voix, trop forte dans les cafés d’Erbil, dominait la clameur de l’affrontement, les sifflements des balles, les tonnerres des mortiers et des RPG lancés en désordre, et guidait les hommes et les gestes. Finis, ses tics nerveux et sa gaucherie de colosse dans un monde trop étroit. Nul besoin de se grandir. Il était là à sa juste place, à la hauteur de l’événement, à sauver des vies.
Il continua sa route durant les neuf longs mois de la reprise de Mossoul. La guerre urbaine, où le combat se passe presque au corps à corps, parmi les civils paniqués, pris au milieu d’un immense broyeur d’artillerie, de mines artisanales, de frappes aériennes, de roquettes.
Dans ce chaos terrible, il vécut fort – fêtard d’anthologie –, et trouva l’amour. Alex Potter, une photographe américaine avec une formation d’infirmière, qui avait longtemps travaillé au Yémen et parlait parfaitement arabe. Blonde, athlétique, au profil aussi aiguisé que le plus fin des sabres, elle aussi parfaitement à sa place au cœur de la bataille, elle rejoignit l’équipe de Pete. «Des expériences intenses conduisent à des émotions intenses. J’ai vu en lui un grand leader au grand cœur, qui était encore plus touché que moi par l’horreur dont nous étions témoins chaque jour», écrivit-elle bien plus tard, dans un article pour le New York Times. Combien de vies ont-ils sauvées à eux deux ? Combien de personnes ont-ils recueillies, secourues, réconfortées ? Des centaines, peut-être des milliers.
Un baume sur une plaie brûlante
J’en fais partie. Après l’explosion de la mine artisanale qui a tué trois de mes camarades à Mossoul, le 19 juin 2017, j’ai atterri dans un poste médical de leur organisation – encore une fois, le plus près possible du feu. Retrouver Alex, dans cette horreur, a été comme un baume sur une plaie brûlante.
La bataille de Mossoul s’est terminée. Il est difficile, quand son métier est la guerre, de retourner à la paix. Pete, après avoir travaillé au Yémen, a continué à vivre entre l’Irak et les Etats-Unis. Il s’est installé dans l’Idaho avec Alex. Et ce garçon, qui n’avait jamais fait d’études, est allé à l’université pour obtenir un diplôme de secouriste avancé en juin 2022. Alex et lui s’étaient mariés quatre mois plus tôt, quelques jours avant que Poutine n’attaque l’Ukraine.
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Pete y était arrivé en janvier pour reprendre son travail d’infirmier, au plus près du feu. Il s’est rendu à Bakhmout, le point chaud du moment. Après la guerre urbaine, celle de haute intensité, des masses d’hommes qui s’affrontent à coups de canon. Nul son, nulle image ne pourrait traduire le choc puissant de l’artillerie. Il résonne depuis le fond des entrailles jusque dans le reste du corps, inquiète d’abord, conforte ensuite – on y a échappé – mais juste après, inquiète encore : et la prochaine fois ? Et la fois d’après ? Et la vie continue ainsi comme prise au piège des coups d’un marteau-piqueur titanesque qui semble frapper au hasard.
D’après Alex Potter, il procédait à des évacuations, le 2 février, suite à une frappe. Mais la foudre est tombée deux fois au même endroit. Il a été laissé en arrière.
Son corps a été retrouvé le lendemain.
Il a donné sa vie en tentant de sauver celle des autres.
Ce grand gars manquera à beaucoup de monde.