Il y a un temps, avant que la guerre ne fasse de nouveau irruption sur le sol européen, c’était une route banale, presque charmante, avec plaines et bois alentour. Désormais, le tracé sinueux qui mène jusqu’au poste-frontière de Dorohusk, en Pologne orientale, voisine de l’Ukraine, incarne superbement les contrecoups géopolitiques qu’a provoqués l’agression russe. Là, en bordure de la chaussée, sur des kilomètres et des kilomètres, une interminable file de camions immobilisés, tous ou presque immatriculés en Ukraine. Il faut rouler plusieurs minutes pour enfin apercevoir l’origine du goulot d’étranglement, se dessinant à l’horizon : une nuée de silhouettes, dossards jaunes sur le dos, sur un campement d’où s’élève un feu de camp. Ils sont quelques dizaines d’agriculteurs, en cette fin de journée de février, à tenir cette barricade faite de ballots de foin et d’une poignée de tracteurs, dans une ambiance de confrérie. Mais les pancartes çà et là trahissent vite leur colère : «Arrêtez la destruction de l’agriculture polonaise.»
Parmi leurs remontrances, le Pacte vert européen visant la neutralité climatique, jugé néfaste, «trop contraignant». «Mais le vrai problème, ce sont les produits agricoles ukrainiens qui envahissent le marché polonais», précise Marzena Ilsasz, bonnet enfoncé sur la tête duquel dépassent ses mèches blondes. Elle détient une centaine d’hectares de blé, non loin. Et vise la décision de la Commission européenne, prise dans la foulée de l’invasion russe de février 2022, de dispenser de droits de douane plusieurs produits venant de l’Ukraine privée de son corridor commercial de la mer Noire, à l’instar du blé, du miel, des œufs, des oléagineux. Cette mesure de solidarité envers Kyiv ne fait pas l’affaire d’exploitants agricoles comme Marzena, qui s’estiment victimes de concurrence déloyale. L’afflux de ces denrées, en particulier céréalières, a provoqué une déstabilisation des marchés locaux. «Il n’y a aucun contrôle de qualité. Tout entre en Pologne, et cela fait baisser les prix avec ces produits ukrainiens bon marché, qui ne doivent pas respecter les normes européennes.» Entretemps, le prix des engrais a considérablement augmenté, tandis que celui de la tonne de blé a chuté d’au moins un tiers, depuis avril 2023. «Pendant que nous sommes ici, nous ne travaillons pas aux champs. Mais personne ne nous écoute. Et à Bruxelles, ces bureaucrates qui ne savent rien de l’agriculture interdisent à tout va les pesticides. Nous n’avons pas d’autre choix que de bloquer.»
Véritables hérauts
A Dorohusk, l’attente des camionneurs ukrainiens s’étend sur plusieurs jours. Un véhicule par heure est autorisé à traverser le barrage, de chaque côté, mais «les transports militaires, humanitaires ou de carburant peuvent passer sans restriction», martèle-t-on. Un dispositif policier y a été déployé afin d’éviter de possibles conflits. Depuis le 9 février, des blocages comme celui-là se sont multipliés le long du tracé frontalier, sans parler des manifestations ayant perturbé le trafic de plusieurs villes, de l’est à l’ouest de la Pologne. Un mouvement de contestation, prévu pour durer encore une vingtaine de jours, qui résonnera bientôt jusqu’à Varsovie, les syndicats agricoles ayant appelé à battre le pavé, le mardi 20 février, dans les rues de la capitale. Avec, en toile de fond, l’espoir de profiter de la fronde paysanne qui surgit partout dans l’UE, notamment en France ou en Belgique. Or, à vrai dire, les agriculteurs polonais en sont les véritables hérauts. Ce sont eux qui, au printemps 2023, avaient lancé la contestation dans les campagnes polonaises, notamment celles bordant les zones limitrophes de l’Ukraine, bien que les actions d’aujourd’hui soient plus démonstratives encore.
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Les nerfs sont à vif, le ton a monté. «La situation est pire qu’il y a un an», souligne Marzena. La colère a tourné à l’incident, dimanche 11 février, à Dorohusk, lorsque trois camions ukrainiens ont été pris à partie par des manifestants, qui ont déversé une partie de leur cargaison de blé sur le bitume. Des scènes qui ont provoqué l’indignation en Ukraine, où demeure vivace la mémoire de l’Holodomor, (la grande famine de 1932-1933 causée par les autorités soviétiques. «Inacceptable», a fulminé le chef de la diplomatie ukrainien, Dmytro Kuleba. Le parquet polonais, de son côté, a ouvert une enquête.
«On ne peut pas rivaliser avec l’Ukraine»
Autour d’un brasero, entouré de ses camarades protestataires, Krzysztof avoue avoir pris part à ce coup d’éclat. Le sexagénaire s’en défend, sourire en coin : une manière de se faire justice. «On doit contrôler chaque camion qui vient d’Ukraine, puisque les autorités ne le font pas. Poulets, fruits et légumes, lait, céréales, tout cela arrive sans contrainte. Les Belges et Français se sont réveillés, c’est très bien, ça fait monter la pression sur les autorités à Bruxelles. Et notre gouvernement promet d’aider, mais on ne reçoit rien…» Krzysztof s’interrompt, étouffé par le grondement d’un semi-remorque qui passe sous ses yeux, transportant deux camions militaires, direction l’Ukraine. «Il y a la guerre là-bas. Il faut aider, on le comprend, reprend-t-il. Mais pas au détriment des agriculteurs polonais.» Quant à la potentielle entrée de l’Ukraine dans l’UE, Krzysztof grimace. «Ce serait la mort de l’agriculture polonaise, on ne peut pas rivaliser face à l’Ukraine.»
La frontière polono-ukrainienne, hier symbole de la solidarité massive des Polonais à l’égard de leurs voisins, incarne aujourd’hui le climat délétère des relations entre Varsovie et Kyiv, sur le dossier agricole du moins. Car si la Pologne affirme haut et fort la nécessité d’aider militairement l’Ukraine – d’autant plus avec l’arrivée du gouvernement pro-européen nouvellement élu de Donald Tusk –, les contentieux demeurent nombreux. A commencer par la question céréalière qui met Varsovie dans l’embarras face à l’électorat des campagnes, ou encore le dossier des camionneurs polonais qui s’estiment eux aussi lésés.
Dans l’enfilade de routiers bloqués, on s’exaspère. Six jours que Volodymyr et Mykola, deux Ukrainiens, patientent dans leur habitacle. «Pas de toilettes, rien à boire», déplore énergiquement le second, qui trouve aussi «insultant de jeter du blé qui a été ramassé sous la menace de missiles dans le ciel ukrainien». Bientôt, ils pourront passer. «Si tout va bien, on sera en Ukraine ce soir», dit Volodymyr, qui transporte chips et sodas dans sa remorque. Lui n’a «aucun doute, ces manifestants servent la cause de Poutine, qui les rémunère». Une accusation sans fondement qui ne correspond pas non plus au discours des paysans polonais, n’affichant aucune sympathie pour Moscou. Originaire d’Odessa, où pleuvent des «roquettes russes presque tous les jours», Mykola dit comprendre le désarroi polonais, au bord de la banqueroute pour certains. «Mais nous n’avons rien à voir là-dedans, c’est à Varsovie et à Bruxelles qu’ils doivent se faire entendre auprès des décideurs.» Et le gaillard au visage rond de lancer, en guise d’avertissement : «Poutine ne s’arrêtera pas à l’Ukraine. Les Polonais devraient savoir qu’ils sont les prochains sur sa liste.»