Pour marquer le coup des mille jours d’une guerre déclenchée par l’invasion russe ratée du 24 février 2022, l’Ukraine a frappé mardi le territoire russe avec des missiles américains à longue portée américains ATACMS en visant des cibles militaires dans la région frontalière de Briansk. Et ce, moins de deux jours après que le président américain sortant, Joe Biden, a donné son feu vert à une telle utilisation, jusque-là une ligne infranchissable pour cet allié de Kyiv soucieux d’éviter une escalade.
Moscou a aussitôt montré les dents : Sergueï Lavrov, le chef de la diplomatie russe, a estimé que ces tirs marquent «une nouvelle phase de la guerre occidentale contre la Russie et nous réagirons en conséquence». En septembre, Vladimir Poutine avait déjà prévenu que dans un tel cas, cela signifierait que «l’Otan [serait] en guerre contre la Russie». Pour enfoncer le clou, le maître du Kremlin a signé le décret officialisant la nouvelle doctrine nucléaire russe qui élargit la possibilité d’un recours à l’arme atomique en cas d’attaque «massive» par un pays non nucléaire, mais soutenu par une puissance nucléaire, ce qui vise les Etats-Unis, mais aussi la France et le Royaume-Uni.
Internationalisation du conflit
Cette menace nucléaire n’est pas nouvelle : elle accompagne, depuis février 2022, chaque abandon par les alliés de Kyiv des lignes rouges qu’ils se sont eux-mêmes fixées (livraisons de chars, d’avions de combat, de missiles longue portée, etc.). Mais cette fois, l’escalade a été voulue par le Kremlin qui, confronté à une véritable saignée humaine (plus de 700 000 morts ou blessés selon l’état-major britannique), a fait appel à des troupes nord-coréennes : actuellement, plus de 10 000 soldats de cette dictature rouge sont massés à la frontière ukrainienne et, selon le président ukrainien Volodymyr Zelensky, qui s’exprimait mardi matin devant le Parlement européen réuni en session extraordinaire pour l’entendre, ils pourraient bientôt être «plus de 100 000». Une internationalisation du conflit qui explique la levée des dernières restrictions à l’emploi des armes occidentales afin de permettre à l’armée ukrainienne de se battre sans avoir un bras attaché dans le dos. Car, cette fois, il ne s’agit plus seulement de livraisons d’armes, mais d’intervention de soldats étrangers au sol, ce qui n’a pas pu se faire sans accord de la Chine, le parrain du régime de Pyongyang (lire pXXX). Selon des diplomates européens, ce nouvel «axe du mal» (Russie-Chine-Corée du Nord-Bélarus-Iran) veut tout à la fois profiter du flottement de l’interrègne américain et tester la volonté des Européens de continuer à aider l’Ukraine en cas de défaillance américaine.
Editorial
Les Européens ont donc voulu immédiatement démentir les insistantes rumeurs sur une supposée «fatigue de la guerre», notamment à la suite de l’initiative solitaire du chancelier allemand Olaf Scholz qui a appelé Vladimir Poutine pour le convaincre, en vain, d’accepter des pourparlers de paix (lire pXX). Cette lassitude «existe, on ne peut le nier, mais même péniblement, les Européens continuent à creuser le sillon ouvert en février 2022», analyse Sylvain Kahn, professeur à Sciences-Po et auteur de l’Europe face à l’Ukraine (PUF, 2024). Ainsi, mardi, les principaux groupes politiques du Parlement européen ont apporté un soutien inconditionnel à Volodymyr Zelensky qui a plaidé contre toute tentation d’abandon de son pays. «Rappelons cette simple vérité à ceux en Europe qui pensent pouvoir vendre l’Ukraine ou un autre pays», pour acheter la paix, a-t-il dit aux parlementaires européens. «Personne ne peut prétendre naviguer en eaux calmes alors que la tempête fait rage tout autour.»
Le discours le plus marquant a été celui du patron du PPE (conservateurs européens, premier groupe du Parlement), l’Allemand Manfred Weber, membre de la CDU-CSU allemande qui devrait emporter les élections anticipées en Allemagne prévues en février 2025. Il faut permettre à l’Ukraine «de vaincre sur le champ de bataille», notamment en l’autorisant à frapper avec les armes européennes le territoire russe. Il a notamment plaidé, à l’image du patron de la CDU allemande, Friedrich Merz, pour que Berlin livre des missiles Taurus à longue portée qui permettraient de détruire le pont de Kertch reliant la Crimée à la Russie, ce que le social-démocrate Olaf Scholz refuse toujours pour complaire à son aile gauche pacifiste.
Trump, l’éléphant au milieu de la pièce
Au même moment, les ministres des Affaires étrangères de l’Allemagne, de la France, de l’Italie, de l’Espagne et de la Pologne ont rappelé que ce n’était pas seulement le sort de Kyiv qui était en jeu, mais «notre sécurité commune [qui] est remise en question comme jamais auparavant au cours de nos vies», une façon de lier le destin de l’Ukraine et de l’Union. Ils se sont notamment engagés à utiliser «tous les leviers à notre disposition, y compris la puissance économique et financière de l’Union», notamment en ayant recours à des «financements innovants» pour soutenir l’effort de défense européen. Ce que le Polonais Radoslaw Sikorski et l’Italien Antonio Tajani ont un peu trop rapidement traduit par un feu vert donné à un emprunt européen sur le modèle du fond de relance post-Covid. «On n’en est pas encore là, mais l’Allemagne n’a pas bloqué la référence aux financements innovants, ce qui est nouveau», se réjouit un diplomate européen qui a assisté à la réunion. «Tout le monde était d’accord pour donner à l’Ukraine les moyens d’être dans la meilleure position possible en vue de négociations qui auront lieu quand elle le décidera.»
Reste que l’éléphant au milieu de la pièce s’appelle Donald Trump, le futur président américain, dont on redoute qu’il laisse l’Union seule face à la Russie. «D’abord, il reste deux mois pour autoriser Kyiv à bombarder le sol russe avec nos missiles», souligne Sylvain Kahn. «Mais surtout, poursuit-il, on ignore tout de ce que fera ce président imprévisible. Il s’est seulement engagé à mettre fin à la guerre en vingt-quatre heures sans autre précision. Et vu la composition de son cabinet, il y en a pour tous les goûts. Il ne faut pas oublier que c’est Trump qui a déployé 40 000 GI’s sur le flan oriental de l’Otan ainsi que des batteries antimissiles Patriot. Surtout, il sait que tout signe de faiblesse en Ukraine sera interprété comme tel par la Chine, la Corée du Nord et l’Iran qu’il considère comme ses ennemis.» Le sort de l’Ukraine est donc loin d’être scellé.