Faite prisonnière par les forces russes après leur prise de la ville portuaire de Marioupol au printemps 2022, l’Ukrainienne Snizhana Kozlova, de retour d’un interrogatoire, a serré son fils dans ses bras sans un mot. Puis, des agents des services sociaux sont arrivés pour le prendre en charge. «Nous pleurions, je ne pouvais pas croire qu’ils m’emmenaient», a raconté au quotidien américain The New York Times Oleksandr Radchuk, 13 ans. Près de deux ans ont passé depuis, et l’adolescent, qui se fait appeler Sasha, aujourd’hui de retour en Ukraine, est toujours sans nouvelles de sa mère.
“I think all the children who were taken away will remember this date for the rest of their lives.”
— The New York Times (@nytimes) December 28, 2023
Russia separated thousands of young Ukrainians from their parents during the war. We talked to several of them about their experience. https://t.co/qXc6BFNNwD
Sasha fait partie des milliers d’enfants ukrainiens séparés de force de leurs parents et déportés vers la Russie ou en territoire occupé, dans des foyers, des familles d’accueil ou des collèges techniques, dans les premiers temps de la guerre en Ukraine. Selon les autorités ukrainiennes, ils seraient plus de 19 000. Ces derniers mois, 387 ont été retrouvés par leurs proches et ramenés chez eux, avec l’aide des associations Save Ukraine et SOS Villages d’enfants Ukraine, entre autres organismes. Cette année, le New York Times a parcouru l’Ukraine pour photographier et interviewer une trentaine d’entre eux.
«Il s’agissait d’une déportation sous prétexte de loisirs pour enfants»
«Ils ont trompé les parents en leur disant que c’étaient des vacances. C’était un mensonge. Il s’agissait d’une déportation sous prétexte de loisirs pour enfants», dénonce Alla Yatsentiuk, après que son fils de 13 ans, Danylo, a été emmené dans une soi-disant colonie de vacances. En octobre 2022, peu avant la reprise de Kherson par les forces ukrainiennes, les écoles de la ville annoncent soudainement que tous les élèves se rendraient dans des camps d’été en Crimée, annexée à l’Ukraine par la Russie en 2014. Alla Yatsentiuk ne retrouvera son fils que six mois plus tard dans un sanatorium criméen, après être passée par la Pologne, le Bélarus et la Russie.
Pour plusieurs ONG de défense des droits humains et de lutte contre les crimes de guerre, ainsi que pour le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, ce transfert forcé d’enfants pourrait constituer un acte de génocide au regard de la convention de Genève. En mars, la Cour pénale internationale émettait un mandat d’arrêt contre le président russe, Vladimir Poutine, et la commissaire aux droits de l’enfant en Russie, Maria Lvova-Belova pour leur responsabilité dans cette déportation illégale d’enfants.
Récit
La Russie n’a pas attendu son offensive de février 2022 pour s’en prendre aux jeunes d’Ukraine. Dès son annexion de la Crimée en 2014, elle a mené une campagne de russification et d’endoctrinement des enfants ukrainiens dans les zones occupées, selon des organismes de recherche ukrainiens et indépendants. Les enfants déportés ces derniers mois subissent le même traitement. Cours en russe, chant de l’hymne national russe, projection de films russes, enseignement de l’histoire russe… et injonction d’oublier leur nationalité ukrainienne sont de mise. «Ils disaient que la langue ukrainienne avait été inventée et qu’elle n’existait pas», a témoigné au New York Times Anastasiia Chvylova, 16 ans.
Certains atterrissent dans des camps où ils suivent une formation semi-militaire, uniforme sur le dos, soulevant des inquiétudes quant à leur utilisation comme fantassins en Ukraine par la Russie. «On nous a appris à tirer, à démonter des fusils d’assaut et à grimper sur des cordes», se rappelle Nina Nastasiuk, une jeune fille de 16 ans originaire de Kherson, envoyée deux fois par semaine en formation militaire durant ses mois passés dans un camp criméen.
Dépression et automutilation
Après de longs mois d’attente, certains des 387 enfants réunis avec leur famille montrent des signes de traumatisme durable, dont la dépression et l’automutilation. Souvent, le choc est tel qu’il leur est difficile de verbaliser ce qu’ils ont vécu.
Sasha, le garçon originaire de Marioupol séparé de force de sa mère, est à présent soigné par sa grand-mère, Lyudmyla Siryk. Elle l’a récupéré dans un hôpital de Donetsk, région ukrainienne sous contrôle russe, après que des médecins ont rendu son cas public sur les réseaux sociaux. Des prisonniers ukrainiens libérés dans le cadre d’échanges avec le Kremlin ont affirmé avoir vu sa mère dans une prison de Taganrog, dans le sud de la Russie, où sont détenus de nombreux prisonniers de guerre ukrainiens. «Ils m’avaient dit qu’elle viendrait me voir dans deux à quatre jours, s’est souvenu l’adolescent à propos des responsables russes qui l’ont emmené vingt mois plus tôt. Ils ne m’ont même pas laissé lui dire au revoir.»