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Libération
Témoignage

«J’étais absolument certain que j’allais mourir» : l’opposant russe Vladimir Kara-Mourza raconte sa détention et sa libération

Dans un entretien accordé cette semaine à l’AFP, l’homme de 43 ans est revenu sur ses deux ans passés en prison et sur l’échange de prisonnier du 1er août qui lui a permis de retrouver la liberté.
Vladimir Kara-Mourza lors d'une audience du tribunal à Moscou en juillet 2023. (Maxim Shemetov/REUTERS)
publié le 12 septembre 2024 à 10h49

Cela fait un mois et demi que Vladimir Kara-Mourza a troqué son caleçon long de prisonnier et ses claquettes en caoutchouc contre d’élégants costumes, mais l’opposant russe n’a pas pour autant retrouvé «une vie normale». Ce farouche critique du Kremlin a recouvré la liberté le 1er août, avec quinze autres personnes, dans le cadre du plus vaste échange de prisonniers entre la Russie et les Occidentaux depuis la Guerre froide. Il purgeait depuis le 11 avril 2022 une peine de vingt-cinq ans de prison dans une colonie pénitentiaire de Sibérie pour «trahison», après avoir condamné l’invasion russe de l’Ukraine.

Après avoir survécu à deux empoisonnements en 2015 et 2017, le militant acharné de 43 ans avait perdu 25 kilos durant sa détention et était apparu amaigri, les yeux cernés lorsqu’il avait atterri en Allemagne après l’échange de prisonniers. S’il a aujourd’hui meilleure mine, le retour à la normale n’a pas encore vraiment eu lieu. Son quotidien est fait de rencontres avec des chefs d’Etat – Joe Biden, Olaf Scholz et Emmanuel Macron, entre autres – et d’interviews données aux médias. «Jusqu’à il y a quelques semaines, j’étais absolument certain que j’allais mourir dans cette prison sibérienne. Tout ce qui s’est passé avec cet échange ressemble à un miracle. C’est un miracle», raconte-t-il à l’AFP lors d’un passage à Paris cette semaine.

Dur de rester «humain» à l’isolement

Durant deux années passées en détention, dont une bonne partie dans le camp pénitentiaire de haute sécurité d’Omsk, Vladimir Kara-Mourza dit avoir vécu «à l’isolement 11 mois d’affilée, sans arrêt, sans pause». Son quotidien se répétait : réveil à 5 heures du matin avant d’interminables journées à marcher en rond dans une cellule de deux mètres sur trois meublée d’un tabouret et d’une couchette, et flanquée d’une minuscule fenêtre à barreaux à hauteur de plafond. Seule distraction autorisée : 90 minutes de lecture et d’écriture quotidiennes. Sans rien d’autre à faire, personne à qui parler, nulle part où aller.

«Il n’est pas très facile pour un être humain de […] rester sain d’esprit dans ces circonstances», dit-il. Un vendredi soir, il se souvient avoir appris à la radio la mort d’Alexeï Navalny. L’annonce de son décès soudain dans une colonie pénitentiaire d’Arctique fut si horrible et ses propres conditions de détention si misérables qu’il dit avoir commencé à penser qu’il l’avait «en quelque sorte imaginée». Il raconte avoir passé le week-end suivant dans une extrême solitude, sans visite d’avocats ni lettres de soutien. «Je ne pense pas avoir les mots pour décrire ce sentiment, dit-il. Après des mois et des mois en isolement, votre esprit commence à vous jouer des tours.»

Privé de contacts réguliers avec sa famille et les autres prisonniers, ce sont surtout sa foi religieuse et ses convictions qui lui ont permis de survivre, assure-t-il : «Je sais que tout sera décidé par Lui à la fin.»

«J’étais absolument certain qu’on m’exécuterait»

Les journées qui ont précédé l’échange de prisonniers ont été riches en rebondissements… et bizarreries. Le 23 juillet, deux gardiens de prison déboulent dans sa cellule avant de l’escorter jusque dans un bureau de la prison avec un immense portrait de Vladimir Poutine accroché au mur, se remémore-t-il.

Quand on lui demande d’écrire une demande de grâce, Vladimir Kara-Mourza pense que c’est une blague. «Mais ils ne semblaient pas d’humeur à rire, précise-t-il. Généralement, les employés du système pénitentiaire russe n’ont pas un très bon sens de l’humour.» Pour justifier son refus, l’opposant affirme aux responsables de la prison qu’il considère le président russe comme «un usurpateur, un dictateur et un meurtrier». On lui propose alors de coucher ces mots sur le papier, ce qu’il dit avoir accepté avec empressement.

Quelques jours plus tard, le 28 juillet, un grand bruit le réveille en pleine nuit, vers 3 heures du matin. Les portes de sa cellule s’ouvrent brusquement et un groupe de policiers fait irruption. Ils lui donnent dix minutes pour se préparer. «J’étais absolument certain qu’on me laisserait sortir et qu’on m’exécuterait», se souvient Kara-Mourza, qui est finalement amené à l’aéroport d’Omsk, menotté dans un terminal au milieu de la foule. «Après des mois et des mois à l’isolement où je ne pouvais même pas dire bonjour à qui que ce soit, me retrouver soudainement au milieu d’un aéroport bondé de gens, des familles avec des enfants, des cafés et des magasins ouverts, c’était ahurissant.»

«Une scène d’un film d’action hollywoodien»

Sans davantage d’explications, on le met dans un avion pour Moscou, où quelques heures plus tard un fourgon pénitentiaire vient le chercher. Arrivé à destination, il comprend qu’il se trouve à Lefortovo, prison moscovite tristement célèbre pour avoir abrité des figures historiques de la dissidence russe comme Alexandre Soljenitsyne, Natan Sharansky ou Vladimir Boukovski. «Vladimir Vladimirovitch, vous n’avez pas été transféré à Moscou, ment un agent des services de renseignement FSB lorsqu’il demande que sa famille et ses avocats soient informés de son transfert. Vous êtes toujours à Omsk.»

Kara-Mourza finit par renoncer à essayer de comprendre ce qui se passe. Il est ensuite détenu pendant plusieurs jours dans une nouvelle cellule à l’isolement, qui, estime-t-il, ressemblait «à un hôtel cinq étoiles» en comparaison avec sa colonie d’Omsk : «Là, j’avais un lit sur lequel je pouvais m’allonger […] J’avais autant de livres que je voulais. Je pouvais écrire.»

Puis arrive le 1er août. Un groupe d’officiers dirigé par le directeur adjoint de la prison de Lefortovo entre dans sa cellule avec des sacs contenant certaines affaires personnelles. On lui ordonne de s’habiller avant de l’escorter jusqu’au rez-de-chaussée. «Il y avait une rangée d’hommes debout, le visage couvert de masques noirs et de cagoules. C’était une vision assez intimidante, comme une scène d’un film d’action hollywoodien», narre-t-il.

Un dernier regard sur Moscou

Dans la cour de la prison, il voit un bus. On lui dit de monter à bord. «Et là, je vois dans chaque rangée encore plus d’hommes, plus d’agents du FSB avec des cagoules noires.» Au milieu de ces hommes, Kara-Mourza reconnaît certains amis et compagnons de lutte jusque-là détenus un peu partout en Russie. Il y a notamment le célèbre défenseur des droits de l’homme Oleg Orlov, qui a publiquement comparé le pouvoir de Vladimir Poutine à un régime fasciste. Ilya Yashin, autre critique du Kremlin, est également à bord.

«C’est à ce moment-là que j’ai compris ce qui se passait», assure-t-il. Direction l’aéroport de Vnukovo. Comme les autres, Kara-Mourza a tout le long de la route le visage collé aux fenêtres. «Je regardais simplement Moscou. Moscou est ma ville natale. J’aime ma ville, se souvient-il. J’ai compris qu’il me faudrait un certain temps avant de pouvoir la revoir.»

Nouveau décollage, cette fois à bord d’un avion gouvernemental. Quelques heures plus tard, l’appareil atterrit à Ankara, en Turquie. L’échange historique se déroule sur le tarmac. Seize dissidents et occidentaux, dont le journaliste américain du Wall Street Journal Evan Gershkovich sont échangés contre huit ressortissants russes – dont un agent du renseignement condamné pour meurtre – et deux mineurs. Treize d’entre eux s’envolent aussitôt pour l’Allemagne.

Ce soir-là, Vladimir Kara-Mourza rencontre le chancelier Scholz, vêtu des seuls vêtements civils que les autorités russes lui avaient laissés : un tee-shirt, un caleçon long noir et des claquettes en caoutchouc.