Un vent frais souffle sur Skenderaj. Pas de quoi refroidir les passants qui se saluent et discutent longuement sur la place piétonne de cette ville du nord du Kosovo. Sortant d’un café enfumé, Dritan Syla montre fièrement le slogan inscrit sur son pull : «La liberté a un nom : UCK.» «C’est un message de soutien à tous les membres de l’Armée de libération nationale du Kosovo (UCK), explique cet étudiant en sciences politiques. Il s’adresse aussi à tous ceux qui témoignent contre les soldats de l’UCK, pour leur dire clairement que l’UCK a été une armée de libérateurs. Elle n’a jamais été une organisation terroriste.»
Sur le pull de Dritan comme sur les immenses affiches du centre-ville, deux visages : ceux de Hashim Thaçi et de Kadri Veseli. L’été dernier, les anciens dirigeants de la guérilla indépendantiste albanaise ont été accusés de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité par le tribunal spécial pour le Kosovo. Dans une vallée de la Drenica encore profondément marquée par les expulsions et les massacres commis par les forces serbes de Milosevic et les paramilitaires début 1999, on réfute les accusations des chambres de La Haye. «Très franchement, je n’y crois pas du tout, rejette ainsi Dritan Syla. C’est un jeu politique que l’UE joue avec nous les Albanais du Kosovo, seulement pour montrer qu’elle nous traite de la même manière que l’envahisseur serbe.»
De plus en plus de frustration au sein la société kosovare
Le nom d’Hashim Thaçi est étroitement lié à l’histoire du jeune et encore contesté Etat kosovar dont il a déclaré l’indépendance en 2008. Héros de la guerre contre la Serbie, Thaçi a été tour à tour Premier ministre puis Président, un poste dont il a dû démissionner à la suite de son inculpation. Avec d’autres dirigeants de l’UCK, l’ancien commandant est accusé d’une centaine de crimes commis en 1998 et 1999 contre des Serbes, des Roms, mais aussi des opposants politiques albanais. A Skenderaj, l’actuel séjour des responsables de l’UCK dans les prisons hollandaises suscite l’indignation. La région est un bastion du Parti démocratique du Kosovo (PDK), le parti d’Hashim Thaçi. «Toutes ces accusations sont fabriquées depuis la Serbie et la Russie, contre-attaque ainsi Besart Sadiku, jeune membre du PDK. Hashim Thaçi, Kadri Veseli et les autres sont des libérateurs pour tous les citoyens du Kosovo et pour tous les Albanais ! On demande leur libération immédiate et l’abandon de ces accusations mensongères.»
Rue de l’UCK, boulevard des Martyrs de la Nation… Au Kosovo, le nom des places et des rues évoque partout le conflit qui a fait plus de 13 000 morts, en grande majorité albanais. Même chez leurs adversaires politiques, on fait bloc derrière «la guerre juste» des dirigeants de l’UCK. «Si on leur faisait un procès pour des affaires de corruption, je soutiendrais le tribunal, assure Albuner Krasniqi, un ouvrier de Prizren qui vote pour le parti de gauche Vetvendosje ! Mais pourquoi les accuser de crimes qu’ils n’ont pas commis ? Cela nous touche aussi nous, les citoyens du Kosovo.» Après l’échec de la diplomatie internationale à établir la justice et un Etat de droit dans le pays, le dernier-né des tribunaux pour les guerres de Yougoslavie suscite de plus en plus de frustration au sein de la société kosovare. «Les missions UNMIK et EULEX ont échoué à rendre justice aux victimes de guerre, rappelle Ehat Miftaraj, directeur de l’Institut du Kosovo pour la justice. Les gens du Kosovo sont déçus par ce manque de résultats. Ils perçoivent la création du tribunal spécial de La Haye comme un mécanisme qui jugera essentiellement les crimes de guerre commis par des Albanais.» Treize ans après, Belgrade ne relâche pas ses efforts pour empêcher la reconnaissance de l’indépendance de son ancienne province du sud. Dans ce contexte, beaucoup d’Albanais du Kosovo estiment injuste que certains commandants serbes, soupçonnés d’être responsables de crimes lors du conflit, soient aujourd’hui en liberté.
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Le procès ne se tiendra pas avant des mois, mais la crédibilité des chambres de La Haye est déjà écornée. En septembre dernier, une importante fuite de documents a jeté le doute sur la capacité du tribunal à assurer la protection des témoins. Dans un échange confidentiel, lui aussi étrangement relayé par la presse, la Présidente des cours spécialisées a récemment supplié les diplomates de l’UE de l’aider à lutter contre une campagne menée depuis Pristina qui viserait à saper le travail de son tribunal. Ces derniers mois, deux «témoins protégés» ont disparu dans des conditions suspectes.